Depuis près de cinquante ans, des juges français détricotent progressivement notre modèle républicain sous l’influence d’une idéologie multiculturaliste d’inspiration anglo-saxonne. Ployant face aux assauts de l’islamisme, l’aristocratie judiciaire impose cahin-caha un droit jurisprudentiel avec l’appui des juridictions supranationales.
Lors de l’audience solennelle d’installation des nouveaux magistrats, le 3 septembre dernier, le premier président de la Cour de cassation, M. Bertrand Louvel, a laissé entendre que la justice française devrait s’incliner devant l’avis du comité des droits de l’homme de l’ONU, estimant que la France aurait, dans l’affaire du voile à la crèche Baby-Loup, porté atteinte à la liberté religieuse garantie par le pacte de New York sur les droits civils et politiques. Le propos a d’autant plus inquiété que le même comité vient encore d’en rajouter en jugeant que la loi française interdisant la burqa est, elle aussi, attentatoire à la même liberté.
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La déclaration du président Louvel n’a pourtant rien d’étonnant et s’inscrit dans le droit fil d’une entreprise de sape du modèle républicain français, entamée dès la disparition du général de Gaulle, mais qui s’est accélérée à grande vitesse sous l’influence du droit européen et international. Il s’agit de substituer à notre droit démocratique dans lequel la loi votée par le peuple ou ses représentants constitue « l’expression de la volonté générale » (article 6 de la Déclaration de 1789) un droit jurisprudentiel d’origine supranationale et d’inspiration anglo-saxonne clairement revendiqué. Bertrand Louvel l’avoue explicitement dans son discours du 3 septembre : « Ce phénomène d’internationalisation appelle la culture judiciaire et juridique française à entrer en synthèse avec la culture anglo-saxonne. » La réalité est plus crue : elle consiste à soumettre les choix démocratiques des États aux diktats d’une aristocratie judiciaire elle-même mise au service d’une conception globalisée, « progressiste » et multiculturelle des sociétés européennes. Le modèle républicain français est particulièrement attaqué par cette contre-révolution qui porte à la fois sur les pouvoirs (I) et sur le contenu du droit (II).
I. La contre-révolution des pouvoirs : la post-démocratie
L’entreprise a d’abord consisté à multiplier les conventions internationales et européennes consacrant des droits et libertés individuels et catégoriels en assortissant ces textes de voies de recours permettant aux ressortissants d’un État d’accuser celui-ci devant une instance internationale. Tantôt, il s’agit d’une juridiction rendant des décisions dont l’exécution s’impose aux États (CEDH), tantôt, il s’agit de comités ou organismes divers et variés composés de personnalités présentées comme des « experts indépendants » et qui formulent seulement des avis ou recommandations non contraignants (comité de l’ONU). Mais il s’ajoute à cette surveillance internationale un contrôle permanent opéré par les juridictions nationales elles-mêmes, dont on n’a pas mesuré, au départ, qu’il allait prendre une tournure qualitativement et quantitativement toxique, propre à faire imploser notre modèle juridique et judiciaire.
L’article 55 de la Constitution française dispose, en effet, que « les traités régulièrement ratifiés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois ». Il restait à savoir si le juge national allait se permettre de vérifier, dans un procès, si la loi applicable au litige était bien conforme au traité européen ou onusien et, dans la négative, s’il pourrait écarter la loi. Une telle éventualité constituait en France une contre-révolution puisque les textes révolutionnaires ont toujours fermement interdit aux juges de sanctionner la loi. La loi des 16 et 24 août 1790, confirmée par les constitutions qui suivent, affirme ainsi : « Les tribunaux ne pourront prendre directement ou indirectement aucune part à l’exercice du pouvoir législatif, ni empêcher ou suspendre l’exécution des décrets du corps législatif sanctionnés par le Roi, à peine de forfaiture. » Le Code pénal de 1810 affirme encore : « Seront coupables de forfaiture et punis de la dégradation civique les juges […] qui se seront immiscés dans l’exercice du pouvoir législatif, soit par des règlements contenant des dispositions législatives, soit en arrêtant ou en suspendant l’exécution d’une ou plusieurs lois. »
Cette tradition de soumission du juge à la loi sera toujours maintenue en France, y compris sous la Ve République du général de Gaulle. La Constitution de 1958 a sans doute créé un Conseil constitutionnel chargé de vérifier si les lois ont bien été votées dans le domaine et selon les procédures prescrites par la Constitution, mais ce contrôle, qui ne pouvait être déclenché que par le chef de l’État et celui du gouvernement, ainsi que par les deux présidents de chambre, ne portait pas du tout sur la conformité du contenu de la loi avec les droits et libertés des citoyens mentionnés dans le préambule. Pour ce qui est du juge ordinaire, Michel Debré fut aussi très clair dans son discours de présentation de la nouvelle Constitution : « Il n’est ni dans l’esprit du régime parlementaire, ni dans la tradition française, de donner à la justice, c’est-à-dire à chaque justiciable, le droit d’examiner la valeur de la loi. »
À peine, cependant, la dépouille du général refroidie, se manifesta la revanche des juges, avec l’aimable complicité de ceux qui n’avaient jamais digéré l’attachement viscéral du gaullisme à l’indépendance de la France. Le centriste Alain Poher ouvre les hostilités en prenant prétexte d’une loi dite « Marcellin » sur les associations pour offrir au Conseil constitutionnel l’occasion de son premier coup d’État. Le 16 juillet 1971, en effet, celui-ci s’empare spontanément du pouvoir de contrôler le contenu des lois qui lui sont déférées aux droits et libertés auxquels le préambule renvoie, se permettant ainsi de changer complètement son office en tournant désormais son canon contre la volonté majoritaire. Puis, le même Poher profite ensuite de l’intérim du président Pompidou pour ratifier en 1974 la Convention européenne des droits de l’homme. Puis, c’est Valéry Giscard d’Estaing qui, la même année, donne sa bénédiction à la décision de 1971 en étendant le droit de saisine du Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, c’est-à-dire à l’opposition, permettant alors au Conseil de déployer largement le pouvoir conquis trois ans plus tôt.
En 1975, le Conseil constitutionnel affirme qu’il n’est pas compétent pour contrôler la conformité des lois au droit européen et international, laissant aux juges ordinaires, judiciaires et administratifs, le soin de s’en charger dans les litiges qui leur sont soumis. La Cour de cassation ne se fait pas prier et se lance aussitôt dans le contrôle dit de « conventionnalité » des lois, consistant à écarter l’application de dispositions législatives jugées contraires à une règle européenne ou internationale, même antérieure. Le Conseil d’État la suit en 1989 dans l’arrêt Nicolo. En juin 1980, la France ratifie le pacte de New York sur les droits civils et politiques dont la rédaction aurait dû susciter de fortes réserves du gouvernement français sur ses articles 18 (liberté de religion) et 27 (droits des minorités). Puis, François Mitterrand ratifie encore en 1981 le protocole sur le droit de recours individuel à la Cour européenne des droits de l’homme qui permet à tout un chacun de saisir la Cour après épuisement des voies de recours internes et, en 1983, celui qui autorise les plaintes individuelles devant le comité des droits de l’homme de l’ONU. Celui-ci n’est pas une juridiction, mais se comporte comme tel en rédigeant ses avis comme des arrêts. À partir de ce moment-là, tout est en place pour que le gouvernement des juges et des experts internationaux se diffuse dans tout l’appareil judiciaire français.
Le Conseil constitutionnel risquant alors d’être marginalisé, Nicolas Sarkozy offre en 2008 la QPC aux justiciables pour leur permettre de contester eux-mêmes, devant le Conseil, une disposition législative dont ils prétendent qu’elle « porte atteinte à un droit ou une liberté que la Constitution garantit ». Enfin, viennent s’ajouter encore deux nouveaux échelons. D’une part l’Union européenne se dote d’une Charte des droits fondamentaux annexée au traité de Lisbonne, tout en adhérant elle-même à la Convention européenne des droits de l’homme, ce qui déclenche inévitablement une rivalité entre les deux juges européens (CJUE et CEDH). D’autre part le protocole n° 16 à la Convention européenne des droits de l’homme permet désormais aux juges nationaux de renvoyer à la cour de Strasbourg les questions d’interprétation de la convention qu’ils rencontrent. La Cour de cassation s’en est servie aussitôt au sujet de la transcription à l’état civil des GPA frauduleusement réalisées à l’étranger.
Voilà donc comment les juges et les experts, nationaux comme supranationaux, ont progressivement assis leur tutelle sur le législateur français dont la volonté est de plus en plus souvent censurée ou contrariée. Mais cette contre-révolution des pouvoirs n’est pas neutre sur le fond et véhicule un « grand remplacement » des normes elles-mêmes.
II. Le grand remplacement normatif : la « tolérance » multiculturelle
Le droit jurisprudentiel ainsi imposé et substitué au droit écrit législatif par les instances internationales et européennes ne se contente pas de modifier complètement l’office des juges nationaux, mais charrie des conceptions libérales-progressistes multiculturelles de type anglo-saxon complètement opposées au modèle républicain français. Celui-ci est d’ailleurs ouvertement dans le collimateur d’instances internationales. Dans le rapport MacDougall du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, rendu public en 2008, l’« experte indépendante » accable ainsi notre tradition constitutionnelle jugée aveugle aux minorités.
Saisis par des individus et des groupes qui entendent défendre leurs droits subjectifs contre des États chargés de l’intérêt national, ainsi que de l’ordre et de la sécurité publics, tous les juges se sont vite laissé entraîner vers l’hyperindividualisme victimaire et la surenchère du marché des droits. Tandis que la Cour européenne des droits de l’homme s’adonne à une casuistique erratique et compassionnelle à la canadienne, où le « droit au respect de la vie privée et familiale » sert à torpiller les dispositions législatives nationales sur l’immigration ou la famille, le comité des droits de l’homme de l’ONU, très prisé par les juristes français les plus impliqués dans la défense des migrants, des minorités ethniques et religieuses, des femmes et des LGBT, s’en prend à notre laïcité.
Au niveau national, le Conseil d’État ne rate pas une occasion de se poser en « juge européen de droit commun » et son ancien vice-président a même quitté ses fonctions en disant que ce dont il était le plus fier était la « mise en cohérence de notre jurisprudence avec celles des cours européennes ». Effectivement, outre ses circonvolutions sur le voile islamique, le Conseil d’État s’est permis de stériliser les dispositions explicites du Code de la santé publique prohibant l’insémination post-mortem au motif qu’elles portent une atteinte disproportionnée au droit à une vie familiale garanti par la CEDH. Parallèlement le premier président de la Cour de cassation s’est lancé depuis sa nomination dans un projet d’autoréforme de l’institution consistant à délaisser la mission d’application uniforme de la loi qui lui était impartie depuis la Révolution pour se transformer en cour suprême concentrée sur la « défense des libertés et des droits fondamentaux », sur le mode de la CEDH, c’est-à-dire en remplaçant le contrôle de légalité par celui d’équité et de proportionnalité. L’exemple type du « bon » arrêt de cassation étant pour le président Louvel celui dans lequel la Cour a, en 2013, refusé de prononcer la nullité d’un mariage incestueux au motif qu’elle porterait une atteinte excessive au droit à la vie familiale des intéressés, garanti par la CEDH.
En résumé, pour les juges européens et nationaux comme pour les « experts » internationaux, quand la loi républicaine est trop dure pour les individus ou les groupes minoritaires, il convient tout simplement soit de condamner la France (CEDH et comité des droits de l’homme de l’ONU) soit de ne plus appliquer la loi (Conseil d’État et Cour de cassation). C’est donc tout naturellement et dans cette logique que le président Louvel a estimé nécessaire de revoir la jurisprudence Baby-Loup pour obéir à « l’autorité de fait » du comité de l’ONU. On n’ose imaginer le sort qui pourrait aussi être réservé à notre loi sur la burqa. Les juristes ont pour habitude de désigner cette entière soumission des juges français aux standards européens et internationaux, qui évoque surtout le roman de Houellebecq, par le terme euphémisé de « dialogue des juges ».
Parallèlement, la QPC accoutume le Conseil constitutionnel à inverser sa perspective en se prononçant aussi sur des réclamations individuelles et catégorielles qui tendent donc à prendre le pas sur l’intérêt national et les principes républicains, d’autant que le Conseil louche également sur le juge européen, avec lequel il est en concurrence sur le marché des droits. Ainsi s’explique la stupéfiante décision du 6 juillet 2018 censurant, au nom d’un principe de fraternité universelle créé de toutes pièces, le délit de complicité de séjour irrégulier sur le territoire français. Comme pour les autres juges, il s’agit de censurer une loi nationale réputée trop dure pour les « droits » des minorités. En clair, le juge constitutionnel encourage désormais la violation des lois de la République.