Il arrive parfois qu’une curieuse mélancolie nous pousse à revenir dans la ville de notre jeunesse. C’est ce que décide de faire Philippe, le héros du premier roman de Fabrice Chillet, Un feu éteint.
Philippe a quitté Rouen, il y a seize ans. Il a laissé derrière lui une famille et des amis comme tout le monde. Comme tout le monde, la quarantaine venue, il éprouve le besoin de faire le point. Ce n’est pas forcément une bonne idée. On mesure assez cruellement le décalage entre les espérances d’hier et les illusions perdues d’aujourd’hui. On a tout à coup sur la langue cette saveur douce-amère qui est le vrai goût du temps.
Clandestin dans sa ville natale
Philippe est devenu journaliste pigiste à Paris. S’il revient à Rouen, de manière presque impromptue, c’est en clandestin. Il loue un studio meublé, comme un personnage de Simenon. Il se donne une semaine et chaque jour de cette semaine formera un chapitre d’Un feu éteint. Goûter la solitude dans une ville qui fut autrefois la sienne lui donne l’impression de se retrouver dans un cercueil de verre. Il voit tout, avec une minutie de peintre hyperréaliste, mais il ne peut agir sur rien. D’une certaine manière, tout a déjà eu lieu. La gare Saint-Lazare n’est qu’à un peu plus d’une heure de Rouen mais la distance géographique est une illusion d’optique. La seule distance qui compte, c’est celle de la mémoire. Et dans cette ville gothique et pluvieuse, où noircissent les colombages, resserrée dans sa vallée, son errance tournera vite en rond. « Les trajets sont rarement très longs à Rouen. » Cela n’empêche pas de se perdre. L’architecture a des tours et des détours qui égarent : « Derrière les portes cochères, de piètre apparence, il y a des cours ouvertes sur le ciel, des escaliers de bois qui permettent de gravir des étages compliqués, des portes lourdes et grinçantes, de grands appartements secrets et dans les coins, des chambres ramassés, tassées sous les combles. Tout le monde se frotte et tout le monde s’ignore. »
Philippe sait-il pourquoi il est revenu ? C’est tout l’enjeu d’Un feu éteint. Au départ, il s’agit de revoir des amis qu’il a quittés sans préavis. Ils étaient pourtant inséparables, mousquetaires sensibles et arrogants, rêvant de gloire, comme tous les jeunes hommes qui ont beaucoup lu : « Il faut se souvenir de la faculté de Lettres et de Sciences Humaines au début des années 90. Comment Louis, Clément, David et moi, nous passions pour une bande d’étudiants oisifs et désobéissants, les coqs parmi une foule de jeunes filles. Près de deux cents demoiselles pour une trentaine de mâles. Nos certitudes sur la vie, l’amour et les arts nous tenaient lieu de projets. »
Mourir à vingt-deux ans
Que sont-ils devenus ? Pour David, c’est simple, il est mort à 22 ans, à Dieppe, en se noyant. Quelque chose s’est brisé dans la bande, évidemment. Chacun avait son rôle dans cette pièce de théâtre spontanée : « le dandy, le rêveur ou le misanthrope », mais la mort de David fera tomber le rideau sur une comédie où les désordres du cœur et des corps vont soudain paraître vains.
Philippe veut se persuader qu’il a bien fait de partir. Il va les rencontrer les uns après les autres. Et surtout celui qui est devenu universitaire et écrit pour un public rare et choisi. C’est Louis. C’était le plus beau, le plus froid, le plus cynique. C’est pourtant lui qui a gardé sa chambre d’étudiant en l’état au point d’acheter l’appartement au-dessus avec sa femme Cécile.
Philippe ira à la plage avec Cécile, il y aura des promenades à la campagne, il y aura des passages chez les bouquinistes et à la bibliothèque municipale. Philippe, le soir, dans son studio, finira par ne plus consulter les mails comminatoires de sa rédactrice en chef. Il sera ailleurs, très loin, à moins qu’il ne soit chez lui, enfin.
Perec et Modiano
A la fin de la semaine, il aura compris ce qu’il était venu chercher. La force de renouer avec le seul désir enfoui qui l’a pourtant toujours fait venir debout : écrire. Cela tombe bien, Louis, qu’il pensait être le plus indifférent, le plus cruel, a gardé les carnets que Philippe avait abandonnés en quittant Rouen. Alors, autant louer une semaine de plus dans le studio, regarder la pluie tomber sur les vitres du bow-window et reprendre un texte interrompu il y a seize ans pour, enfin, être heureux.
Un feu éteint de Fabrice Chillet, sous nos yeux, a ainsi transformé une errance dolente, qui hésitait entre le Perec d’Un homme qui dort et la mélancolie d’un Modiano, en une résurrection aussi inattendue que sereine. Oui, finalement, il fallait retourner à Rouen.
Un feu éteint, Fabrice Chillet (Finitude, 2018)
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