Le beaujolais nouveau, phénomène marketing permettant d’écouler des millions de bouteilles en quelques jours, a failli tuer les grands crus du Beaujolais. Grâce à quelques pionniers, ceux-ci sont en pleine renaissance. Au cœur de la Toscane française, des vignerons passionnés transmettent ces cépages enchanteurs dignes des meilleurs bourgognes.
Le Beaujolais est un cas d’école que l’on devrait enseigner à HEC. Comment une région aussi belle peut-elle demeurer aussi méconnue ? Comment des vins aussi éclatants, que l’on vendait naguère au même prix que les grands crus de Corton en Bourgogne, peuvent-ils continuer à traîner une réputation de petits vins de comptoir ?
Peu de gens sont d’ailleurs capables de dire où se trouve le Beaujolais sur la carte (du sud de Mâcon aux monts du Lyonnais qui jouxtent la capitale des Gaules). La première chose qui frappe, quand on y va, c’est la beauté des paysages, leur douceur, leur lumière. Le matin, quand il faut beau, l’air picote et on aperçoit au loin le mont Blanc. Certains villages médiévaux perchés sur des collines sont dignes de la Toscane (comme Oingt, dans les Pierres dorées, ou Vaux-en-Beaujolais, qui inspira Clochemerle à l’écrivain lyonnais Gabriel Chevallier en 1934). En se laissant porter le long des routes sinueuses, on recense pas moins de 150 châteaux, tous plus magnifiques les uns que les autres (dont un hanté, le château de Bagnols, qui a été transformé en hôtel : la nuit, les clients japonais hurlent de terreur, allez-y, ça vaut le coup !). Loin de nos campagnes désertes, ce pays est toujours vivant, chaque village ou presque possédant son école, son bureau de poste, son bistrot et ses commerces. Depuis quelques années, de plus en plus de jeunes s’y installent, qui pour créer un délicieux restaurant (comme Joséphine à table, à Saint-Amour), qui pour fonder une chambre d’hôte de charme (comme le château de Briante à Saint-Lager).
Du fait du réchauffement climatique, le Beaujolais dispose aujourd’hui d’un potentiel énorme. Les amateurs du monde entier en ont marre de boire des gros vins. Ils veulent de la finesse et de la fraîcheur. Or, le gamay noir à jus blanc, qui prospère sur des sols pauvres vieux de trois cents millions d’années (granit et schiste), est un cépage exceptionnel qui offre l’avantage de donner au vin des tannins légers. Faible en alcool, digeste, long, éclatant, sans lourdeur en bouche, il développe au fil des ans (s’il est bien travaillé !) des parfums troublants de rose fanée, de cerise, de poivre et de safran (comme à Fleurie et à Morgon). En prime, il s’allie avec la grande cuisine (c’était le vin préféré de Bocuse) !
Piron, le sage de Morgon
Pour comprendre comment le beaujolais a pu descendre si bas de réputation, une plongée historique s’impose d’abord chez l’érudit Dominique Piron, à Morgon. Descendant d’une dynastie de vignerons qui remonte à 1590, il est la mémoire vivante de la région. Ses vins gourmands s’arrachent à Hong Kong. « L’économie, ce sont d’abord des hommes, observe-t-il. Or, les vignerons d’ici ne s’entendent pas entre eux, c’est Clochemerle ! Il n’y a pas de rationalité. C’est toujours la faute de l’autre… En fait, il nous faudrait une nouvelle génération d’hommes, des jeunes passionnés, venus d’ailleurs, capables d’investir et de prouver que tout ne se ramène pas ici au beaujolais nouveau, mais que nous avons des terroirs capables de produire des grands vins : avant-guerre, moulin-à-vent se vendait aussi cher que les grands crus de la côte de Nuits… »
Ah ! Le beaujolais nouveau. Que n’a-t-on pas dit à son sujet ! Au départ, pourtant, c’était une excellente idée, et aujourd’hui encore, c’est un vin plein de charme qui ouvre les portes du royaume (c’est en le goûtant, à l’âge de 8 ans, que me vint l’amour du vin). Dominique Piron connaît bien cette histoire : « C’est une invention de l’après-guerre, quand les vignobles étaient tous à la ramasse en France. Personne ne buvait de grands vins alors ! C’était la disette. Un jour, à la fin des années 1950, un négociant a livré du beaujolais nouveau à Paris, aux Halles, où on s’est mis à le servir dans tous les bistrots du quartier. C’était un vin jeune, fruité, facile à boire et désaltérant, bon pour l’ouvrier comme pour le bourgeois. » Le grand Jules Chauvet lui-même, qui était à la fois négociant et microbiologiste (il fut le premier à dénoncer l’emploi de la chimie, du sucre et du soufre dans le vignoble) faisait un beaujolais nouveau très délicat (neuf degrés d’alcool) dont raffolait De Gaulle à l’Élysée. Piron poursuit, intarissable : « Dès 1965, les Anglais furent les premiers à faire la promotion mondiale de ce vin typiquement français. Le matin du 15 novembre, ils venaient de Londres en avion, en voiture et en moto pour faire la fête dans nos villages. Après trois jours de beuverie, ils rentraient le coffre rempli de vins… On a vu des gens sauter en parachute au-dessus de Londres avec un carton dans les bras… Une folie ! Grâce à la télévision, cet engouement s’est propagé partout dans le monde. Georges Duboeuf et Paul Bocuse ont été des ambassadeurs de choc et, pour le beaujolais nouveau, les années 1970-1990 ont été les “Vingt glorieuses”. Mais on a été dépassé par un mouvement que l’on n’avait pas créé et le beaujolais nouveau est devenu un obstacle au progrès, c’est-à-dire au développement de nos grands crus : qui voudrait faire des grands vins de garde quand on vend 25 millions de bouteilles de primeur en trois jours ? La tentation est trop grande… »
Avec le recul, on constate toutefois que cette normalisation du beaujolais a rendu possible en réaction l’émergence de vignerons anarchistes et rebelles, grandes gueules et bagarreurs, comme le légendaire Marcel Lapierre, dont nous avons eu l’honneur d’être l’ami – si 10 000 personnes ont assisté à ses obsèques en 2010, c’est sans doute parce que sa séduction et son discours allaient bien au-delà du vin. Disciple de Jules Chauvet et chef de file des tenants du « vin naturel » sans soufre ajouté, Lapierre s’est construit contre les maisons de négoce en misant sur le côté artisanal et le retour à la nature. Toute l’histoire du beaujolais de ces quarante dernières années s’est finalement édifiée autour de ces deux « frères ennemis » (mais finalement complices, car l’un se nourrissant des excès de l’autre), également charismatiques : Georges Duboeuf et Marcel Lapierre…
Piron conclut en expliquant pourquoi le beaujolais ne s’est pas développé : « Il faut remonter au xixe siècle. Lyon était alors une ville prospère grâce à l’industrie de la soie. Tous les industriels lyonnais ont investi dans le Beaujolais pour se faire construire des châteaux. Ils ont créé des lignes de chemin de fer et acheté des vignes dont ils ont confié la culture à des métayers. Quand les années glorieuses sont arrivées, ils ont encaissé l’argent, mais sans investir à nouveau. Résultat, l’outil de travail est vieux, et le vignoble en mauvais état. Contrairement aux Bordelais et aux Champenois, les Lyonnais n’ont pas assumé leur rôle de leaders économiques, alors qu’ils auraient dû faire du Beaujolais une région viticole de premier plan. On manque même de vignerons ! Je lance donc un appel aux jeunes : venez dans le Beaujolais, on vous aidera ! »
Jean-Paul Brun le pionnier des vins de terroir
Servez son Fleurie Grille-Midi à l’aveugle, et vous verrez la tête de vos convives, persuadés qu’il s’agit d’un rare Chambolle-Musigny… Brun est un orfèvre. Mais c’est surtout un paysan qui n’aime pas trop s’exprimer et qui préfère laisser ses vins parler à sa place ! On l’a donc un peu torturé pour lui arracher trois mots : « Je me suis installé ici, à Charnay, dans les Terres dorées, en 1979. Mon père avait quatre hectares de vigne avec des céréales, des moutons, des cochons, des vergers. J’ai vite arrêté la polyculture car, quand on est fermier, on ne réfléchit pas. Moi, je voulais faire du bon vin. À l’époque, c’était la décadence du beaujolais, il n’y en avait que pour le beaujolais nouveau… Il n’y avait pas de notion de vin d’auteur, comme en Bourgogne. Quand j’ai commencé, je suis allé faire goûter mes vins à Paris, où j’ai rencontré Steven Spurrier, un expert britannique, marchand de vins français et fondateur de l’Académie du vin, à Paris, il a tout de suite aimé mon vin blanc. En 1985, je suis allé vers un style de vin à la bourguignonne, en égrappant. Je voulais faire des vins de terroir et de garde. » Il n’a pas changé de voie depuis. Qu’ils soient de Fleurie, de Morgon ou de Saint-Amour, ses vins n’explosent pas en bouche, mais restent toujours purs et délicats, avec un léger parfum de ronce. (Brun est réputé pour son beaujolais blanc, à base de chardonnay, cultivé sur sols calcaires, un vin étincelant, avec de la chair, délicieux sur une belle volaille à la crème !). « Le problème des vins de fruit, auxquels on a réduit les beaujolais, c’est qu’on peut en faire partout, dans n’importe quel pays, alors qu’un vin de terroir exprime un lieu unique. » Tout est dit, Jean-Paul. À Paris, on trouvera ses nectars chez Philovino, dans le 9e arrondissement (de 12 à 30 euros).
Domaine des Terres dorées, 565, route de Alix, 69380 Charnay. Tél. : 04 78 47 93 45
Fabien Duperray, le perfectionniste
Quand on va voir Fabien Duperray, à La Chapelle-de-Guinchay, non loin de Mâcon, on a le sentiment de rencontrer Marlon Brando dans Apocalypse Now. L’homme est massif, imposant, orgueilleux, ombrageux… Mais quel raffinement ! Il y a trente ans, Fabien était marchand de vin en Bourgogne. « Les Bourguignons ont un rapport particulier à la terre. Ils te mettent à l’épreuve pour voir si tu es digne de leur confiance. » Mais son rêve d’enfance est de devenir vigneron. « Un jour, j’ai découvert que le beaujolais était une mine d’or sous-exploitée. En fait, c’est même l’un des vignobles du monde les plus difficiles à travailler : peu d’argile dans les sols (l’argile est utile pour fixer les matières organiques), les vignes sont taillées en gobelet, très proches les unes des autres, on ne peut donc pas passer le tracteur ou le cheval pour labourer dans les rangs… Le gamay, de son côté, est un cépage très fragile et sensible à la microbiologie (une bactérie ou une mauvaise levure suffit à pourrir une vendange !). Il n’aime pas non plus l’oxygène qui le détruit. Il faut donc des raisins parfaits, sains et propres, à l’abri de l’oxygène. Faire du bon beaujolais est un travail de tous les jours ! »
En créant son domaine en 2007, notre gaillard n’avait qu’un objectif : prouver qu’on peut faire dans le Beaujolais des vins aussi complexes qu’en Bourgogne. « Autrefois, les vignerons attendaient trente ans pour servir un vin de Fleurie ou un moulin-à-vent ! » Or, les siens peuvent rester jeunes très longtemps, ce qui n’est pas le cas des pinots noirs de Bourgogne. Ils possèdent de surcroît un côté vaporeux et un charme qui illustrent bien ce que disait Jules Chauvet au sujet de sa région : « Toute la nature, avec ses parfums, sa lumière, ses infinis, le repos du soir, l’enthousiasme du matin. »
Fabien a opté pour une viticulture du vivant : pas de désherbants, pas de molécules chimiques, peu de cuivre, labours au cheval, pas de chaptalisation, pas de soufre pendant la fermentation, pas trop de bois neuf (ça maquille le vin). Ses vignes ont une énergie folle, après la grêle, les bois blessés cicatrisent. On trouve ses vins chez les plus grands chefs (Pierre Gagnaire, David Toutain, La Tour d’argent) et aux caves Legrand à Paris (de 30 à 50 euros).
Château du Moulin-à-Vent : la renaissance
Sur les 12 appellations que compte le beaujolais, moulin-à-vent est la plus célèbre, celle qui passe pour donner les vins les plus concentrés et les plus aptes au vieillissement. Toujours intact, un moulin à vent du xve siècle a donné son nom au cru, créé à l’origine par les Romains. Le château du Moulin-à-Vent où nous nous sommes rendus date du xviiie siècle. Depuis 2009, la famille Parinet, d’origine parisienne, a fait ce que les Lyonnais n’ont jamais daigné faire : mettre le paquet pour produire des grands vins de terroir, comme avant-guerre… Jean-Jacques Parinet (le père), Édouard (son fils) et Brice Laffond (leur chef de culture et maître de chai) forment une équipe inspirée. Très vite, leur engagement a porté ses fruits. « Ici, le climat est venteux, ce qui permet de nettoyer et concentrer les raisins, nous explique Édouard. Le granit est à la surface, les argiles en profondeur. Comme les moines cisterciens, nous avons recensé sur notre domaine 60 lieux-dits, 17 terroirs différents, une vraie mosaïque de sols… »
Les meilleures parcelles ont été isolées et cultivées en biodynamie. Les Parinet proposent ainsi six cuvées différentes, ayant chacune un caractère particulier. Les vins sont élevés deux ans dans les caves voûtées du château qui datent de 1732. La cuvée « La Rochelle », issue de très vieilles vignes de 80 ans exposées plein sud est un vin complexe, riche et fin, très long, très frais, qui convaincra les plus sceptiques… (31 euros la bouteille)