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« Les Âmes mortes », la longue marche des rescapés de Mao

Un film chinois à ne pas rater


« Les Âmes mortes », la longue marche des rescapés de Mao
"Les Âmes mortes", Wang Bing, 2018. ©Wang Bing

Dans son film-documentaire de plus de huit heures, le réalisateur Wang Bing plonge dans l’enfer de la mémoire des survivants de l’épuration maoïste. Fuyant le sensationnel, il privilégie le témoignage plutôt que le jugement.


Chine communiste, fin des années 50 : le camarade Mao dans son incommensurable sagesse politique déclenche une vaste opération d’épuration destinée à purger le pays de ses éléments droitiers. Des milliers de pauvres bougres révolutionnaires de la première heure, trompés par un premier discours qui les avait incités à dire ce qu’ils pensaient vraiment du régime, sont envoyés dans des camps dits de rééducation tels ceux de Mingshui ou Jiabiangou. Soit le début de la fin pour la majorité d’entre eux en raison de conditions de vie ou plutôt de survie quotidienne au-delà de l’imaginable. Ce n’est pas la première fois que le très talentueux cinéaste chinois Wang Bing s’intéresse à ce moment terrible de l’histoire de son pays : à travers le documentaire (Fengming, en 2007) et la fiction (Le Fossé, en 2012), il l’avait déjà largement évoquée. Cette fois, dans un film-documentaire de plus de huit heures, il donne la parole aux rescapés, aux survivants, à ceux qui sont revenus de l’enfer et qui en témoignent face caméra. On sait depuis Primo Levi ce que ce statut de « rescapés » (que Levi accole à « naufragés » dans le titre même de l’un de ses livres sur l’univers concentrationnaire nazi) recèle de destins fracassés. Ceux qui sont revenus ressentent de la culpabilité et pensent qu’ils doivent souvent leur survie à une dureté implacable, une rage de vivre oublieuse parfois des autres et bien peu conforme aux images pieuses. Simone Veil ne disait rien d’autre en évoquant son retour des camps. Au-delà des frontières et des époques, ces derniers se ressemblent dès lors qu’ils visent à humilier, affaiblir puis tuer. Même si ici, il n’est pas question de génocide.

Wang Bing refuse la reconstitution fictive ou l’illusion des archives comme le faisait hier encore Claude Lanzmann à propos de la Shoah. Il fait parler les vivants actuels de la façon dont sont morts sous leurs yeux les vivants d’hier. Avec comme instrument de torture principal, la faim. Méthodiquement appliquée selon les témoins. Forcés de creuser sous terre des abris de fortune, les déportés se nourrissent la plupart du temps de racines. Comme le prouveront des autopsies ultérieures, c’est in fine le cannibalisme qui se met de la partie. Faute de sépultures, les charniers à ciel ouvert que sont devenus rapidement ces camps continuent de rendre les ossements, ainsi que le montre la caméra jamais voyeuriste de Wang Bing. Il ne reste plus alors que la parole, celle de ces hommes pour raconter qu’un homme a mangé le cadavre d’un autre homme. Les mots prennent ici tout leur sens, portés soit par une colère toujours intacte, soit par une sourde et terrible résignation de ce qui fut et n’a pas de nom.

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Wang Bing prend le temps de filmer et d’écouter, ce qui est la moindre des choses. Fuyant le sensationnel comme la peste rouge, il privilégie le témoignage plutôt que le jugement, le récit plutôt que l’image et parfois même le silence plutôt que l’injonction du tout dire. Son film devient alors tout simplement nécessaire, non pour ressasser un prétendu « devoir de mémoire » qui est devenu le fourre-tout d’une pensée compassionnelle essentiellement émue par elle-même, mais pour appréhender ce qui fonde l’horreur totalitaire. Au même titre que le travail cinématographique de Guzman sur le Chili des années Pinochet, celui de Wang Bing repose sur un perpétuel aller-retour entre les témoignages des survivants et les traces même infimes laissées par les disparus. Comme un dialogue nécessaire entre le passé qu’il ne faut évidemment pas laisser passer en pertes et profits et le présent qui ne saurait se résumer à des paroles forcément émouvantes sur les horreurs d’hier. Le film s’insère précisément dans cette temporalité faite de proximité et de distance : se tenir au bon endroit, c’est tout l’enjeu d’une telle démarche. Et le cinéaste chinois, comme Lanzmann et Guzman déjà cités ou bien encore Rithy Pahn, parvient à occuper cette place sans jamais perdre de vue son spectateur.

Novembre 2018 - Causeur #62

Article extrait du Magazine Causeur




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Critique de cinéma. Il propose la rubrique "Tant qu'il y aura des films" chaque mois, dans le magazine

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