Oubliés les héros de la Grande Guerre, notre époque a décidé de faire des « poilus » des victimes. Et Emmanuel Macron, de la victoire française une ode enchanteresse à l’amitié franco-allemande…
En 2014, son portrait dans Libération nous apprenait que Nicolas Offenstadt porte des baskets. A priori, c’est très banal. Sauf que le bonhomme a la cinquantaine et qu’il est maître de conférences à l’université Paris-I. Il est « décalé », et surtout le chef de file d’une école historiographique qui domine aujourd’hui l’interprétation de la Première Guerre mondiale.
Inutile de préciser que Nicolas Offenstadt est de gauche. Comme tous les intellectuels de cette couleur politique, il ne voit pas en quoi ses convictions idéologiques pourraient troubler la scientificité de ses travaux. Les « partisans », c’est ceux d’en face ; en ce qui concerne l’histoire, c’est les Gouguenheim, les Pétré-Grenouilleau contre lesquels leurs collègues, voltairiens mais pas trop, n’hésitent pas à lancer des pétitions, à réclamer – dans le cas du premier, au nom du « vivrensemble », ne l’oublions pas – leur renvoi. Le camp du bien est plein de militants neutres.
Les chantiers de la gloire
La contrainte : voilà la notion autour de laquelle s’articule l’exégèse qu’Offenstadt, ses associés et leurs épigones font de la Grande Guerre. Ils se posent cette question légitime : comment nos arrière-grands-pères ont-ils tenu quatre ans dans les tranchées ? Ils répondent en substance que le bourrage de crâne, la censure et la peur du peloton d’exécution expliquent cette ténacité stupéfiante. Manipulés, surveillés, menacés par la presse et la hiérarchie militaire, les poilus ne pouvaient faire autrement que de combattre. Cette thèse mérite à tout le moins qu’on la discute. Justement, c’est ce que fait l’Historial de Péronne : autour de Jean-Jacques Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, d’autres historiens ont développé un concept concurrent : le consentement. Pour eux, les hommes de 14-18, s’ils étaient soumis aux phénomènes décrits par Offenstadt, étaient aussi et d’abord de jeunes paysans charnellement attachés à leur terre et patriotes – les hussards noirs avaient bien travaillé.
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Au fond, les deux analyses forment une dialectique stimulante. Puisqu’on ne peut sonder le cœur de huit millions d’hommes, subodorons que la plupart d’entre eux subissaient cette guerre qu’ils entendaient « en même temps » remporter. Hélas, dans la sphère médiatique – irriguée par une littérature et un cinéma uniformément antimilitaristes et pacifistes – seule la contrainte a droit de cité. Les soldats de 14-18 sont passés du statut de héros à celui de victimes – en l’occurrence, d’un monstre froid et aveugle, l’État, animé par des passions mauvaises : puissance, prestige, grandeur, indépendance. Incapables de sentiment patriotique, les progressistes d’aujourd’hui ne peuvent imaginer que d’autres avant eux aient pu volontairement se battre et mourir pour leur pays. Conscrit de la Marne et spectateur du Bataclan même combat, en somme, ou plutôt même souffrance, perpétrée par la « société », cet insupportable réel qui pourrait disparaître si, laissant de côté nos différences, nous nous donnions tous la main en chantant du Black M.
La victoire des perdants
On cite ce dernier à dessein. Car il y a une continuité évidente entre François Hollande, son Verdun pour les enfants et le centenaire de l’Armistice pensé par son successeur à l’Élysée. En effet, on apprend qu’Emmanuel Macron désire faire des commémorations à venir une ode à l’amitié franco-allemande. La parade militaire sera la même que d’habitude. Hors de question de commémorer la victoire de nos armes ; le 11 novembre, cette année-là, il n’y avait que des perdants, dit une conseillère du président. Il s’agit de célébrer la réconciliation entre Paris et Berlin, et, plus encore, « la vie ». C’était d’elle que le maire de Verdun, Samuel Hazard, parlait pour justifier, en 2016, la « fête » organisée par ses services, à l’ombre de l’ossuaire de Douaumont, et dont le concert de Black M devait être le climax. Fort heureusement, ce dernier n’a pas eu lieu ; la méchante « fachosphère » avait déterré un texte du troubadour dans lequel il qualifiait la France de « pays de kouffars », c’est-à-dire de mécréants.
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Faire la « fête » à Verdun… La solennité, c’est morbide, voyez-vous. On veut des nounours, des câlins et des psys. Notre époque pratique sur le passé un impérialisme émotionnel ; toutes les grandes figures et les grands événements passent par le filtre d’un sentimentalisme digne d’une esthéticienne fan de Cali. Est-ce honorer nos soldats, tombés pour que nous demeurions un peuple libre – rappelons que le Reich prévoyait de dépecer la France –, que de les considérer comme des sortes d’esclaves ? Sans jamais la mentionner, l’État suit l’école de la contrainte ; il fait aujourd’hui siens les principes idéologiquement clairs qui la fondent et l’attisent. Emmanuel Macron, pour qui notre histoire n’est décidément pas un bloc, qui prétend être patriote en liquidant le peu qu’il reste de notre souveraineté – les mots sont tellement vidés de leur substance que cette dérive orwellienne ne choque même pas –, s’inscrit dans ce mouvement déjà ancien de repentir collectif et qui, s’adressant à lui-même et se donnant lui-même l’absolution, n’est en fait que de l’onanisme.
Victimes de notre époque
Les années passent, puis les siècles, et avec eux la mémoire des hommes. Un jour, les soldats du Chemin des Dames n’évoqueront rien de plus que, pour nous, ceux de Salamine. La Grande Guerre est appelée à rejoindre toutes les autres dans l’histoire, ce grand monument de gloire et de douleur. Pour l’heure, il est trop tôt ; Lazare Ponticelli est parti il y a dix ans à peine. Or, pressée d’accaparer ces morts, l’époque les maquille en nous-mêmes et les fait entrer de force dans sa chronologie toujours recommencée. Quel orgueil que celui qui consiste à tout ramener à soi, à trouver des « féministes » au XIIe siècle et des « libertaires » sous Périclès. Comme les autres, les poilus subissent notre expansion temporelle. D’elle, pour le coup, ils sont vraiment victimes.
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