Hors de chez soi, hors de la rue, il semble qu’il n’y ait plus que dans l’habitacle d’un véhicule qu’on puisse souffler des ronds de fumée. Voici cinq ans que la loi de prohibition du tabac a été mise en application. Tout un monde a disparu avec elle : les mosaïques de mégots écrasés au pied des zincs parisiens, les arrière-salles enfumées de troquets où les jeunes gens recomposaient l’univers en expirant des volutes qui semblaient autant de galaxies en dilatation, les signaux de braises constellant l’obscurité des clubs, l’épaisseur des fumées troublant les visages, l’âcreté compensant les sueurs acides. Et puis ces forêts de flammèches, qui solennisaient cinq minutes d’un concert, ont été remplacées par les lueurs froides et permanentes des écrans à cristaux liquides. La flamme remplacée par l’écran : tout un symbole. Après tout, c’était déjà le cas depuis longtemps dans nos foyers.
Est-ce parce qu’elle sent obscurément qu’elle a broyé les âmes, que notre époque hygiéniste tient absolument à préserver les corps ? L’hygiénisme est un puritanisme anglo-saxon comme un autre. Comme l’est le politiquement correct ou l’obsession de la transparence, ainsi que le remarque l’écrivain Richard Millet dans un superbe livre osant l’éloge de l’ombre.
On peut très bien admettre que certains se félicitent d’une purification de l’atmosphère mais il faudrait remarquer aussi comment celle-ci est soumise de nos jours à des pollutions qui paraissent infiniment plus graves.
Ainsi ces logorrhées intimes clamées dans cet espace public purgé de tabac et qui sont des nuisances autrement plus sordides. L’intime craché à tout bout de champ grâce aux prothèses des téléphones portables, l’intime vomi sur tous les plans et affiché sur la toile. Voilà qui vide l’espace public de la décence nécessaire à la conversation adulte, voilà qui vide les êtres d’eux-mêmes et concourt à les aplatir un peu plus. Ils veulent faire disparaître et la fumée et l’ombre. Mais l’âme ne se dilate qu’au sein du secret. Une telle fleur est délicate. À l’air libre, elle fane, et puis elle meurt.
Il y a un lien entre l’hygiénisme et la transparence. Comme entre la transparence et le politiquement correct. Il n’est donc pas étonnant que ce soit dans les termes de ce dernier que « lutte » Gérard Audureau, président de la « DNF », l’association de défense des non-fumeurs. On a la vocation qu’on peut… Ayant défini sa catégorie de victimes pour faire valoir leurs récriminations, il prétend servir le bien commun en métastasant dans le corps social les groupuscules judiciarisés. Gérard Audureau est inquiet et vindicatif, il demeure vigilant face à l’hydre fumiste, parce qu’en dépit de la loi de 2007, le ventre dont sort la tabagie est encore fécond.
En effet, il existe toujours davantage de dérogations clandestines à la règle pourtant si scrupuleusement appliquée à l’origine. Comme ces terrasses couvertes de plus en plus nombreuses, complètement fermées et donc en infraction avec ce que prescrit la loi, huis clos de verre chauffés au gaz qui sont un charme nouveau-né des récentes proscriptions. Sans compter ces bars qui, après avoir fermé leurs portes, autorisent à leurs clients privilégiés d’illicites bacchanales tabagiques.
Moi, ces événements m’enchantent. Je ne pensais pas que ce peuple si peu maniable qu’est le nôtre consentirait, aussi spontanément, à un tel bouleversement de ses habitudes édicté d’en haut et opéré d’un jour à l’autre. Nous ne sommes certes pas des purs Latins, mais encore moins des Allemands, songeais-je, étonné d’observer une aussi stricte application de la règle, il y a cinq ans. Aujourd’hui, c’est donc avec plaisir que je constate comment notre esprit n’a pas encore été entièrement labouré par le puritanisme anglo-saxon, et que nous savons toujours nos manières : après avoir clairement défini la règle, c’est avec bonheur que nous multiplions les exceptions.
Richard Millet, La voix et l’ombre (Gallimard)
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