N’écoutez pas les grincheux, les constipés de la bouche, les coupeurs de cheveux en douze: First Man est un excellent film.
Tout le talent de Damien Chazelle consiste à créer du suspense dans une histoire où il n’y en a aucun : la mission Apollo 11 a bien amené Neil Armstrong et Buzz Aldrin sur la Lune. C’était le même problème qu’avait jadis surmonté Philip Kaufman avec The Right Stuff (1983) : Chuck Yaeger a bien franchi le mur du son, et John Glen a bien tourné autour de la Terre.
Point commun aux deux films, le personnage de Virgil Grissom, dit Gus — piètre astronaute chez Kaufman, mais auquel Chazelle offre une splendide rédemption — puisqu’il brûle vif lors de la répétition de la mission Apollo 1. Là s’arrête la ressemblance. Autant Kaufman avait mis en scène une bande de pilotes d’essai volontiers hilares et pas mal noceurs, autant Chazelle le joue en intériorité. Le héros (Ryan Gosling, parfait) est un introverti.
Et c’est là que le film est très supérieur à toutes les biographies héroïques de la conquête spatiale — y compris l’Apollo 13 de Ron Howard, romanesque en diable, mais tout en extériorité. Neil Armstrong est obsédé par la mort, à trois ans, de sa fille Karen, emportée par une tumeur du cerveau. En fait, le film développe une idée qui m’est chère depuis lurette : les grands écrivains, les grands artistes, et bon nombre de « grands hommes » ont un deuil à liquider.
Un pas de géant pour Neil Armstrong
C’est souvent — jusqu’au début du XXe siècle : voir Sartre et Camus — la mort prématurée de l’un ou l’autre de leurs parents (voire des deux : heureux Racine, qui perdit Maman à 2 ans, et Papa à 4. Bienheureux Dumas, qui perd son père à trois ans. Et je ne vous parle pas de Rousseau, qui a, comme chacun sait, « tué sa mère » à la naissance, ou de Zola, qui passa sa vie à venger la réputation ébranlée de son père, décédé quand le petit Emile avait 8 ans.
Parfois, l’œuvre entreprise comble le deuil (mais c’est fort rare). Alors la création s’arrête. Laclos devait digérer une immense déception amoureuse — il lui a suffi, si je puis dire, d’écrire les Liaisons. Lampedusa, littérairement abstinent jusqu’à 58 ans, fut propulsé dans l’écriture par la mort de sa mère : Le Guépard est la pierre blanche unique d’un deuil absolument réussi.
Dans mes bons jours, quand le sarcasme affleure, j’en viens à déplorer les progrès de la médecine, qui en sauvant tant de gens aujourd’hui, prive la scène littéraire et artistique de tant de chefs d’œuvres qui ne verront pas le jour, faute de motivations noires et de spleen inconsolable. Ainsi s’explique la pauvreté de notre belle littérature occidentale, et la vitalité du Tiers-monde, où bien heureusement on continue à mourir ad majorem litterarum gloriam.
Eh bien, il en est de même avec Armstrong, qui ne remonta plus jamais dans un vaisseau spatial après son premier pas sur la Lune — « That’s one small step for [a] man, one giant leap for mankind. » Le « a » est entre crochets, parce que personne ne l’a entendu. Il y a enterré son deuil — littéralement : allez donc voir !
Quant à savoir s’il a improvisé la fameuse phrase (ce qu’il a toujours affirmé) ou si on la lui avait…
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