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Je veux revoir mon Algérie


Je veux revoir mon Algérie

Quand j’avais quinze ans, mes parents m’ont emmené en Algérie. C’était leur premier retour sur cette terre quittée dix-sept ans plus tôt et qui avait été la patrie de tous ceux de ma famille nés avant moi, puis avait cessé d’être la France.

Ce pays, je l’avais visité souvent, entre mes grands-parents, assis dans leur cuisine à la table de formica bleu, quand ils m’emmenaient avec eux dans leurs souvenirs. Pendant le voyage avec mes parents, je gardai intactes les images qu’enfant j’avais collées à toutes leurs histoires, souvent héroïques, d’une époque qui paraissait plus drôle et plus tragique que la mienne.

En arrivant à Alger, j’étais curieux de confronter à mes fantasmes la réalité de cette ville. À quoi ressemblaient ces rues où mon grand-père Roger Mesguich descendait quand il avait à peu près mon âge pour faire le coup de poing contre ceux de ses compatriotes qui défilaient au cri de : « Mort aux juifs ! » ?

Dans leurs souvenirs par moi imagés, la ville blanche avait le ton sépia des rares photos qu’ils en avaient conservées. La réalité que je découvrais était d’une teinte plus crue. Je voyais bien dans le regard de mes parents sur leur terre natale l’ampleur du désastre. Dix-sept années d’économie socialiste et de nonchalance orientale avaient rendu possible un monde dans lequel on ne savait pas s’il fallait rire ou pleurer. Il y avait des garages saturés de mécaniciens occupés à des parties de dominos faute de pièces de rechange pour les voitures ; des magasins ou les nombreux employés semblaient jouer à la marchande tant les étals étaient vide de produits. À l’hôtel Aletti – rebaptisé Es Safir – le palace d’Alger qui était de leur temps aussi inabordable que le Ritz, plus rien ne marchait, et les volets roulants à lamelles de bois n’étaient peints qu’en partie, en fonction de leur position au moment du passage des peintres.

Oui, un monde comique pour qui est de passage mais tragi-comique pour qui doit s’habituer à trouver de la semoule et des pois-chiches, mais jamais les deux en même temps.

Puis l’émotion de mon père parti à la recherche d’un copain d’enfance pour apprendre par sa famille qu’il était mort à vingt ans en combattant dans les rangs du FLN.

Enfin, le retour et dans l’avion d’Air Algérie, le regard de ma mère sur un homme de l’équipage. Un steward, algérien naturellement, situation impensable du temps des Français. Je le revois, plein d’allure dans un uniforme blanc, légèrement penché au dessus d’un passager, dans une position empreinte d’élégance, une attitude respirant la dignité. C’est ce mot que j’ai retenu des propos de ma mère nous expliquant à mon père et moi que le foutoir algérien, les balbutiements d’une nation qui apprend à devenir un Etat, tout cela était peu de choses comparé à l’image de cette dignité retrouvée. Elle a aussi prononcé le mot « espoir ». Si la France n’avait pas su permettre cela, cet homme debout dans un avion aux couleurs de sa patrie, héritier d’un combat du peuple pour l’indépendance, pour ne plus avoir à vivre comme des citoyens de seconde catégorie, cet homme si digne la remplissait d’espoir pour l’avenir, pour les Algériens.

C’était en 1979, l’Algérie indépendante avait dix-sept ans. Et moi presque autant. Aujourd’hui, quarante-six ans après la naissance de cette Algérie algérienne, quand ma mère croise à Carrefour un fantôme de femme, une forme sous une bâche qui n’arrive pas à voir où elle met les pieds et que guide un barbu renfrogné, comme un chien d’aveugle qui aurait l’air méchant, eh bien ma mère, ça l’empêche de respirer !

– C’est grave docteur ?
Voilà dix bonnes minutes qu’il m’écoute sans m’interrompre mais il en prend encore une avant de risquer un diagnostic.
– Vous savez, c’est fréquent chez les pieds-noirs quand ils prennent de l’âge : intolérance, complexe de supériorité, résurgence de tendances à l’impérialisme culturel, voire à l’islamophobie.
– Alors, que peut-on faire ?
– Rien. Incurable.
– Tant mieux.



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Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

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