Dans son nouvel essai Des animaux et des hommes, Alain Finkielkraut débat avec divers intellectuels sensibles à la cause animale. Opposé à l’élevage industriel, l’académicien amoureux des vaches refuse néanmoins d’embrasser la croisade antispéciste.
Il aura fallu qu’Alain Finkielkraut dirige un ouvrage sur les animaux pour que ses détracteurs le trouvent enfin humain, très humain. À l’occasion de la sortie Des animaux et des hommes (Stock) qui recense les émissions de « Répliques » sur France Culture consacrées à la question animale, certains finissent par admettre que le philosophe ne mange pas de bébés noirs au petit-déjeuner. Ainsi, Christine Angot s’est-elle montrée d’une douceur d’agneau sur le plateau d’ « On n’est pas couché » face à Alain Finkielkraut, qui a d’emblée annoncé la couleur : « Je suis très soucieux de la cause animale. »
Cela en dit long sur notre époque. L’académicien, qui a fait graver une tête d’une vache sur son épée d’académicien, énonce une sentence définitive : « La pitié ne s’arrête plus à l’humanité. »
Des citations qui feraient fondre le cœur d’un boucher
Si Des animaux et des hommes abonde en citations qui feraient fondre le cœur d’un boucher, ce recueil ne se contente pas de caresser « nos frères inférieurs » (Michelet) dans le sens du poil. Il couvre trois grandes thématiques : l’opposition entre spécistes et antispécistes, la question de l’élevage industriel, et, enfin, la plus explosive des trois : la corrida.
Il serait trop optimiste de dresser un bilan globalement positif du sort des animaux. Malgré quelques progrès, la majorité d’entre eux continue à souffrir en silence, chosifiée, numérotée et réduite à la quantité de protéines qu’elle nous apporte. Mais les consciences évoluent, parfois au point de dériver, comme lorsque des militants végans s’attaquent aux vitrines des boucheries et des fromageries lilloises.
Dans cette nouvelle passion commune, Alain Finkielkraut prend des positions à la fois déterminées et nuancées, marquées par un humanisme à la fois spéciste et soucieux des animaux. Le spécisme, terme forgé par le psychologue Richard Ryder, désigne une attitude qui attribue à l’espèce humaine un statut supérieur. Les antispécistes l’estiment discriminatoire. « La lutte contre le spécisme devient une continuation de l’antiracisme ; nous sommes, moi et d’autres, perçus et dénoncés comme des ennemis de la communauté des vivants », s’insurge Alain Finkielkraut.
Certaines espèces disparaîtraient-elles si la libération animale aboutissait?
Les habitués des matinales du samedi sur France Culture se rappelleront une de ses magnifiques discussions avec la philosophe Élisabeth de Fontenay, « évolutionniste radicalement spéciste », comme elle aime à se définir. « Le lion ne sera jamais responsable de l’antilope. L’homme peut être en tant qu’homme, en tant qu’espèce, responsable de l’une et de l’autre », explique Fontenay. Pour sa part, Alain Finkielkraut impute – probablement à tort – aux antispécistes la volonté tacite d’en finir avec certaines espèces qui disparaîtraient si jamais la libération animale aboutissait.
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Certes, les vaches ne se promèneront pas sur les trottoirs de nos villes. Mais même si les antispécistes sont bel et bien animés par une « sensibilité urbaine de gens que la paysannerie en vérité dégoûte », même le spécisme peut imaginer une autre approche de l’animal. Le moment ne serait-il pas venu de dépasser notre rapport utilitaire aux animaux ?
La question n’a rien de théorique quand on la pose différemment : « Si l’on pouvait obtenir des côtelettes, des steaks, des filets mignons issus de viande in vitro, est-ce que vous en mangeriez ? » Interrogé par Élisabeth de Fontenay, l’auteur se défile. Et son invitée d’enfoncer le clou, en tablant sur notre « besoin de meurtre, sacrificiel ou industriel ». Plus prosaïquement, interrogeons-nous notre capacité à dissocier une tranche de jambon de la vie du cochon qui l’a fournie. Une vie suppliciée d’« ouvrières et machines », comme a pu le constater Alain Finkielkraut après sa visite de la ferme des mille vaches. « Les productions animales sont une monstrueuse machine à fabriquer des choses », ajoute de son côté Jocelyne Porcher, directrice de recherche à l’INRA et spécialiste des relations de travail entre humains et animaux.
L’élevage industriel, voilà l’ennemi
À l’instar de son complice Finkielkraut, Jocelyne Porcher ne se contente pas de pleurer sur le malheur animal. Au moment le plus fort du livre, l’intellectuelle dénonce la cherté de l’élevage artisanal : « Où trouve-t-on par exemple du porc noir de Bigorre aujourd’hui ? Dans le 5e arrondissement [de Paris]. Il est anormal que des produits d’élevage, dans leur simplicité, dans leur vérité de la relation aux animaux, deviennent des produits de luxe. » On touche au tabou. Qu’on le veuille ou non, l’industrialisation de la production de viande a permis à tout le monde d’en manger, quitte à avoir, de temps en temps, des épidémies de vache folle à gérer.
Les différents contradicteurs qu’Alain Finkielkraut a le mérite de présenter s’accordent en tout cas sur la définition de cet ennemi commun qu’est l’élevage industriel. Quitte à diverger sur d’autres questions épineuses, notamment liées aux traditions tauromachiques. La corrida est d’ailleurs une tradition somme toute récente, puisque son implantation en France date seulement de 1850. Difficile de résister à la beauté du verbe et à la profondeur de la réflexion du philosophe Francis Wolff, auteur d’un traité sur la corrida, qui y voit « un des lieux où se joue encore un rapport réel, risqué, humain avec l’animalité ». Difficile aussi de balayer les arguments moraux d’Élisabeth de Fontenay, lorsqu’à cette « esthétique du sublime », elle oppose la philanthropia dont Plutarque dit qu’elle est amour des animaux en même temps que des hommes. « Faut-il frapper d’un même opprobre ce spectacle violent et l’invisible férocité de l’élevage industriel ? », demande Alain Finkielkraut. Laissons la question sans réponse.