Malgré sa beauté stylistique, le nouveau film de Jacques Audiard, Les Frères Sisters rate le coche. Le western, genre viril et optimiste par excellence, ne saurait se satisfaire d’une vulgate freudienne qui amène les deux héros à tuer leur père avant de rejoindre leur mère. Critique d’une œuvre régressive.
Dès les premières images des Frères Sisters, on se pose la question : où nous mène le film, où nous mènent ces furieuses chevauchées dans des paysages splendides ?
Les chevaux et leurs cavaliers sont filmés de face, ce qui leur donne une fière allure de condottieri de la Renaissance italienne. Les images de Benoît Debie et le parti pris de clair-obscur de la plupart des scènes donnent une forte unité stylistique au film, et il n’est pas question de marchander sur ce point notre admiration. La deuxième question qui vient à l’esprit est : où est la femme ? Car il y en a toujours une dans les westerns classiques, soutien et récompense du héros, comme Grace Kelly pour Gary Cooper dans Le train sifflera trois fois.
La réponse à ces deux interrogations est la même, elle survient à la fin du film et elle est très déconcertante. À mon humble avis, elle classe le film d’Audiard parmi ces néo-westerns qui ont la couleur et l’odeur des vrais, mais à qui il manque pourtant l’essentiel.
Le western, un genre sagement viril
Le western n’est pas un genre macho et antiféministe, c’est un genre voué à la gloire de la Bonne Virilité, ce qui est tout différent. La Bonne Virilité vient au secours de la veuve et de l’orphelin, elle établit la Loi (d’essence masculine selon Freud), elle fonde la famille, elle fonde la ville, elle civilise, elle écarte le mauvais sauvage ou le transforme en bon sauvage, comme la jeune Indienne recueillie par la famille blanche dans Le Vent de la plaine et jouée par Audrey Hepburn à une époque où le concept loufoque d’appropriation culturelle n’existait pas. Théorème de Nueil : un vrai western se termine en ouverture, ouverture sur l’avenir, sur le bonheur, sur la paix. Jeremiah Johnson s’arrête quand le héros éponyme fait la paix avec les Indiens des hautes terres. Du Train sifflera trois fois à Johnny Guitare en passant par La Rivière sans retour, d’innombrables westerns se terminent par la fondation d’un couple et d’une famille. Autre façon de formuler le théorème de Nueil : l’essence du western, c’est d’être optimiste, comme l’Amérique que nous aimons. On doit sortir de la salle ragaillardi, prêt à affronter les méchants, à libérer les opprimés, à partir pour l’Ouest, c’est-à-dire à épanouir nos possibilités. Le western est une morale autant qu’un genre cinématographique.
Mauvaise virilité
Eli et Charlie, les frères tueurs des Frères Sisters, représentent parfaitement la Mauvaise Virilité, celle qui boit, court les bordels et tue sans états d’âme. Ils tuent Mayfield, la femme phallique qui a fondé et dirige toute une ville et représente la Mauvaise Féminité. Cette créature qui a un peu l’air d’une transsexuelle est à supprimer pour faire place à la Bonne Féminité, qui apparaîtra à la fin de l’histoire. Chose étrange, l’oxymore amusant du titre ne sert à rien dans l’histoire, n’est jamais explicité. Dans les grandes œuvres, le titre est toujours signifiant. À la fin du film, ce n’est pas la féminité cachée des Frères Sœurs qui se découvre, c’est quelque chose de parfaitement différent. Les autres personnages, Morris le détective et Warm le chimiste-chercheur d’or, forment un couple ambigu. Le premier était chargé de repérer le second pour que les frères Sisters, tueurs à gages, l’abattent. Mais les deux hommes deviennent amis, et même des confidents proches qui décident de participer ensemble à la ruée vers l’or. Ils plantent leur petite tente blanche au bord d’une rivière aurifère et on guette le moment où les deux amis vont franchir les bornes de l’amitié par une nuit froide et secouer violemment la toile de leur abri.
Ils galopent vers maman
Tout se passe comme si, pour les metteurs en scène, comme pour les spectateurs, Jake Gyllenhaal n’était jamais sorti du rôle qui l’a rendu célèbre dans le Secret de Brokeback Mountain. Un grand film au demeurant, mais avec une fin beaucoup trop cafardeuse pour mériter le label western. Si l’homosexualité avait été admise à l’époque de John Ford, celui-ci aurait tourné un film magnifique avec des embrassades à bouche-que-veux-tu entre John Wayne et Jack Palance et une fin ouverte où les deux héros auraient créé un grand ranch d’élevage et une nichée d’enfants souriants grâce à la GPA, qui ne pose pas de problèmes aux États-Unis.
Vers où galopaient Eli et Charlie Sisters au commencement du film ? Vers une rédemption morale, évidemment. Ils vont changer peu à peu, Eli a dès le début l’étoffe d’un brave homme, ce dont se moque souvent son cadet. Charlie est beaucoup plus dur, il a tué leur père pendant son adolescence, Audiard connaît la vulgate freudienne comme tout un chacun aujourd’hui. Il n’échappera à la violence que par une castration en bonne et due forme, l’amputation de son bras droit, c’est-à-dire de la main qui lui permettait de tuer (coucou Sigmund !). Le Commodore, commanditaire de leurs meurtres (le Diable, le Mal absolu) étant mort, ils n’ont plus à le tuer et ils galopent, galopent, mais vers où galopent-ils ? Vers Maman, qui les reçoit dans ses bras après un petit moment d’hésitation bien compréhensible. Le dernier plan est sidérant tellement il est plan-plan. La caméra fait un long travelling dans une chambre, remonte des jambes, un torse et s’arrête sur le visage d’Eli éclairé par un beau sourire de bébé endormi. Prodigieux ! Jacques Audiard a inventé le western avec regressio ad uterum, c’est-à-dire fermeture totale et absence d’avenir, c’est-à-dire un parfait non-western.
Trump, interdisez le western aux non-Américains!
Si j’étais Trump, je laisserais tomber ma guerre commerciale avec la Chine et je prendrais une décision beaucoup plus symbolique, j’interdirais aux non-Américains de tourner des westerns. Réflexion faite, je l’interdirais aussi aux Américains. Le récent Hostiles de l’Américain Scott Cooper est un navet pompeux qui a été célébré par la critique parce qu’il coche toutes les cases du politiquement correct en vigueur dans les universités américaines. Et si j’étais le blond à la houppette, je déclarerais hautement que le western est un genre désormais clos, à ne pas reprendre sous peine de longues années de prison. Voltaire a écrit toute sa vie des tragédies raciniennes que personne ne lit plus depuis longtemps. Dans tous les domaines de l’art, il y a ainsi des genres qui sont tellement liés à leur période d’apparition que les répéter aujourd’hui est grotesque. Les châteaux de la Loire sont liés au printemps de la monarchie française au xvie siècle ; qui aurait l’idée d’en bâtir un autre aujourd’hui ? Le bel canto est lié au xixe siècle italien, à son romantisme et à son patriotisme ; qui voudrait refaire du Verdi aujourd’hui ? Le western est lié à l’époque d’un Occident fier et sûr de lui, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Par contre, la tragédie grecque semble une matrice inépuisable. Pas de règles en histoire de l’art, rien que des exceptions.
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