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Raphaël Enthoven: « La censure a changé de camp! »

Entretien avec le philosophe


Raphaël Enthoven: « La censure a changé de camp! »
Raphaël Enthoven. AFP. Byline / Source / Credit JOEL SAGET / AFP

Entretien avec le philosophe Raphaël Enthoven.


Daoud Boughezala. D’après toutes les études d’opinion, les jeunes de la Manif pour tous étaient ultra-minoritaires dans leur classe d’âge. Pourtant, depuis quelques années, une jeune garde intellectuelle catholique (Eugénie Bastié, Marianne Durano, François-Xavier Bellamy…) conquiert les médias de droite, les plateaux télévisés et les étals des libraires. Ce phénomène est-il l’ultime soubresaut d’une France catholique à l’agonie ou l’annonce d’une révolution conservatrice à venir ?

Raphaël Enthoven. C’est un effet de la minorisation croissante du discours catholique et traditionnel. Comme des rochers apparaissent (et découvrent parfois des cathédrales) quand l’eau se retire, le retrait tendanciel du catholicisme, le vacillement de son socle, la perte de chacune de ses batailles et la déshérence des traditions ont pour effet de susciter des défenseurs. Ce que je dis là s’applique tout autant au discours républicain. Ou au discours dentaire. Un plombage qui saute, par exemple, transforme parfois, provisoirement, une molaire en couteau. A cela s’ajoute le fait que le conservatisme décomplexé (et rajeuni) revêt, pour ces deux raisons, les contours trompeurs d’une idée neuve. Que la loi du marché s’en empare ensuite, et fasse une place à cet hapax, c’est l’évidence. Nulle promesse de révolution conservatrice derrière tout cela. Au contraire. La mutation, l’irréversible involution, d’une antique toute-puissance en simple « fierté ». Ce que ses artisans veulent vivre comme une jouvence, m’apparaît davantage comme une régionalisation du discours traditionnel et catholique, qui a tout perdu en perdant le monopole de la vérité, et qui vivote, depuis, à l’abri du droit démocratique d’avoir l’opinion de son choix – c’est-à-dire aussi celle-là, pourquoi pas ?

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A tout cela s’ajoute un fait pour le coup inédit : la censure a changé de camp ! La morale traditionnelle n’a aucune prise, désormais, sur les livres ou les films. Elle a été vaincue par une moraline non-moins puissante et autrement plus sournoise, qui censure non plus au nom d’une certaine idée de la vertu, mais au nom du Bien en personne, dont elle seule connaîtrait les intentions. Pour le dire vite, Torquemada a passé l’arme à gauche. Et du coup, il arrive, contre toute attente, que des républicains de gauche comme moi se retrouvent, temporairement, à faire cause commune avec une personne comme Eugénie Bastié, dont je ne partage aucune conclusion, sinon le souci commun (plus important que nos divergences, si profondes soient-elles) de faire vivre une opinion contradictoire au lieu de la bâillonner.

La gauche Française ressemble au tableau de Goya où deux hommes qui se battent à mort ne voient pas que, plus ils se battent, plus ils s’enfoncent.

La gauche semble avoir perdu le magistère moral et idéologique qu’elle exerçait sur la jeunesse depuis l’après-guerre. Comment l’expliquez-vous ?

C’est qu’à gauche, en France, une scission a remplacé une autre. A l’alternative du libéralisme et du marxisme (systématiquement enterrée au lieu d’être purgée) s’est substituée l’alternative République ou communautarisme (qu’on appelle aussi universalisme ou relativisme). Les termes ont changé, le fond a évolué, mais la forme est identique : face-à-face, la gauche des traîtres et la gauche des crétins se disputent le monopole du cœur, tandis que les inégalités et les injustices croissent. La gauche Française ressemble à s’y méprendre au tableau de Goya (« Duel à coups de gourdin ») où deux hommes qui se battent à mort ne voient pas que, plus ils se battent, plus ils s’enfoncent. Du magistère moral, il ne reste que les miettes, les mythes… et les mites !

"Duel à coups de gourdin", Francisco de Goya (1820-1823) ©Domaine public
« Duel à coups de gourdin », Francisco de Goya (1820-1823) ©Domaine public

Dans la jeunesse de droite lectrice de Patrick Buisson, il est de bon ton de fustiger les effets prétendument délétères de mai 68 et de la révolution sexuelle. Pourtant, aucun critique du « libéralisme libertaire » ne songe sérieusement à rétablir l’ordre moral, fût-ce à l’échelle individuelle. Les jeunes de droite sont-ils des soixante-huitards au carré qui chérissent la liberté sexuelle dont ils font mine de déplorer les causes ?

Ces hypocrites-là seront à la droite ce que la gauche caviar fut au camp d’en face. Les bénéficiaires du système qu’ils conchient. Le spectacle (parfois marrant) de grands bourgeois de gauche, dont la pensée contredit les pratiques, va céder la place au spectacle non moins drôle de grands réacs de droite, dont les pratiques démentent les discours. Rien de neuf à tout cela. Ce ne sont que de nouveaux agencements. Le puzzlier des rapports de force redistribue les rôles à l’infini.

Rien n’est pire, aux yeux d’un libéral, qu’un individualisme échevelé, qui se satisfait de la guerre de chacun contre chacun.

Le libéralisme a aujourd’hui presque aussi mauvaise presse chez une certaine droite conservatrice lectrice de Michéa que dans les rangs de la France insoumise. Déplorez-vous l’assimilation de toute une tradition philosophique aujourd’hui à l’égoïsme marchand ?

Aucune doctrine n’est moins comprise que le libéralisme, en France. La haine qu’il inspire est à la mesure de l’inculture qui sévit. Je n’en donnerai qu’un exemple. Le libéralisme n’est pas la liberté du renard dans le poulailler. Car une telle liberté est immédiatement liberticide. Il y a une différence entre la loi du plus fort, et la régulation des échanges. Rien n’est pire, aux yeux d’un libéral, qu’un individualisme échevelé, qui se satisfait de la guerre de chacun contre chacun. Tocqueville (qui était le prince du libéralisme) disait: « Toujours plus d’individu, toujours plus d’Etat. L’un ne décroîtra pas sans que l’autre recule. » Car il avait remarqué que le développement de l’individualisme (et le retrait de la sphère publique, au profit du droit que j’ai de rester sous ma couette) frayait la voie des tyrannies inédites. Que redire à cela ? Un libéralisme bien compris suppose l’égalité des chances (sans laquelle la concurrence est faussée) et le respect de la loi (qui est la même pour tous). Je vous accorde qu’une telle société n’existe pas encore. Mais de toutes les utopies, c’est la moins folle.

Ce qui m’inquiète, c’est l’extension du domaine de l’essentialisation.

Au-delà des seuls milieux catholiques, une grande partie de la société rejette l’immigration massive, le multiculturalisme et les revendications de certaines minorités – sexuelles ou autres. Cette droitisation rampante vous inquiète-t-elle ? 

Ce qui m’inquiète, c’est l’extension du domaine de l’essentialisation. C’est la multiplication du réflexe stupide qui consiste à déduire ce que vous pensez de ce que vous semblez. C’est la parcellisation du discours en entités sécables, qui se replient dans leur coquille, revendiquent leur identité (et vous reprochent la vôtre) chaque fois qu’on leur adresse une objection. Ce geste-là, que les conservateurs ont paradoxalement en partage avec certains progressistes, est une peste, dont la victoire ne m’empêchera pas de leur faire la guerre.

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