Au cœur du 17e arrondissement, le quartier parisien des Batignolles fait figure de village bobo. Esthétiquement controversée, la construction voisine d’un « écoquartier » de tours avec 50% de logements sociaux risque de bouleverser les équilibres sociaux. Reportage.
Une voiture flanquée d’un haut-parleur inflige du Chantal Goya aux passants. « C’est Guignol, c’est Guignol avec son chapeau noir, ses gros sourcils et son bâton », entend-on à tue-tête dans tout le pâté de maisons. Le spectacle de marionnettes ainsi annoncé se déroulera dans le square du quartier, derrière l’église. La scène qu’on croirait droit sortie d’un film de Renoir se déroule aujourd’hui au cœur du 17e arrondissement de Paris, dans le quartier des Batignolles.
À quelques pas de là, cordonniers, droguistes, barbiers et fromagers entretiennent un petit commerce local qui semble résister à la grande distribution. Dans ce bout de Nord-Ouest parisien niché entre l’avenue de Clichy, la voie ferrée Saint-Lazare-Cardinet, le boulevard des Batignolles et la rue des Dames, on ne compte plus les jeunes couples avec enfants. « De jeunes cadres actifs viennent en masse aux Batignolles et s’y sentent bien parce qu’il y a un esprit de village », résume le maire du 17e, Geoffroy Boulard. Préservé de l’insécurité physique et culturelle, le quartier des Batignolles apparaît comme le paradis des classes moyennes par rapport à ses deux voisins – la très huppée Plaine-Monceau au sud, le très populaire et immigré quartier des Épinettes au nord.
Le village préféré des Parisiens
L’église qui trône au milieu du village, place Félix-Lobligeois, achève de donner un aspect néo-provincial à ce Boboland qui vote à droite. Si bien que les historiques de ce quartier autrefois défraîchi ne retrouvent plus leurs petits. Ainsi, le chanteur Bertrand Burgalat y a posé ses grosses lunettes cerclées et ses costumes de dandy en 1995, à l’époque où « c’était un quartier complètement hors des circuits, un peu crépusculaire et éteint, voire interlope ». Tandis que des prostituées des deux sexes confluaient vers le square des Batignolles, « il y avait une vraie mixité sociale – avec des vieux, des jeunes, des employés, des gens un peu plus bourgeois, des pauvres. Mais au tournant des années 2000, le quartier a changé. La hausse des loyers et la spéculation ont viré les vieux, les pauvres, les Arabes. C’est devenu une réserve d’Indiens », se désole le patron du label Tricatel. De son propre aveu, le malheureux en a tellement vanté les mérites à longueur d’interviews qu’il se retrouve désormais cerné par ses clones : des bobos !
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Des concept-stores brunch-vêtements, crèmerie-vêtements ou salle de lecture-vêtements aux prix exorbitants y ouvrent et ferment régulièrement. Qui a traversé les sixties et seventies aux Batignolles y perd son latin. Né en 1961, Martial Bild, directeur de la rédaction de TV Libertés, a passé son enfance dans ce « quartier français populaire ». Il se souvient du petit peuple de commerçants et d’ouvriers qui y vivait, à l’image de sa mère employée de quincaillerie dans la très commerçante rue de Lévis. Les maisonnettes avec jardin de la rue des Batignolles ont gardé la trace de ce passé révolu. Puis, à partir de la fin des années 1970, de nouvelles populations ont investi ses marges septentrionales, à la lisière du 18e. « L’avenue de Clichy est alors devenue la frontière naturelle de l’immigration. Certains cinémas grand public se sont transformés en boîtes de nuit africaines ou en cinémas pornos », tandis que la prostitution et l’insalubrité progressaient. Aujourd’hui encore, un monde sépare les deux côtés de la rue Legendre, vivante et fourmillant de restaurants bobos-chics au sud de l’avenue de Clichy, terne et endormie au nord de cette même artère.
Une ZAC dans un ghetto blanc
Mais voilà que la vie quotidienne du ghetto blanc des Batignolles s’enrichit de nouveaux apports. Depuis quelques mois, en plus des nounous africaines, il n’est plus si rare de croiser une femme voilée ou des jeunes employant le parler des banlieues. La cause de cette petite révolution porte un nom techno-barbare : zone d’activités commerciales (ZAC) Clichy-Batignolles. Près de 3400 logements destinés à héberger 7 500 nouveaux habitants sur 50 hectares, dont dix accordés au parc Martin-Luther-King, partiellement ouvert depuis dix ans ; le tout accompagné de bureaux et de commerces, avec sur son flanc nord le nouveau palais de justice et la direction régionale de la police judiciaire (transférée du 36, quai des Orfèvres). Des chiffres à mettre en rapport avec les quelque 25 000 Batignollais habitant cette ancienne commune indépendante rattachée à Paris en 1860.
Palais de justice : les avocats accusent
En marge des Batignolles, le tribunal de grande instance dessiné par Renzo Piano a été inauguré en avril dernier. Porte de Clichy, les 160 mètres de hauteur de ce produit Bouygues en font la deuxième plus haute tour de Paris, où transitent 4 000 salariés et 5 000 visiteurs par jour. Mais cour d’appel, cour d’assises, chambre d’instruction et Cour de cassation ont été maintenues sur l’île de la Cité. Pour les avocats comme Me William Word, l’écartèlement constant d’un bout à l’autre de Paris est rude. « Pour plaider le même jour du tribunal à la cour d’appel, on n’avait qu’à changer de couloir ou d’étage. Là, on est obligé de courir. » Et les terrasses végétalisées ne suffisent pas à donner du cachet à ce bâtiment aussi impressionnant de l’extérieur qu’aseptisé à l’intérieur. La symbolique de la Justice s’y résume à une pauvre petite balance noyée dans une cordillère d’escalators blancs sans âme. Exaspéré par ce décor à la Playtime, Me Word dénonce « une atmosphère ultra-sécurisée, avec des boxes vitrés dans les salles d’audience et des avocats obligés de badger partout ». Voilà une bonne raison de se tenir à carreau…
Construit entre la voie ferrée de la gare Cardinet et la porte de Clichy, ce projet monumental est presque entièrement sorti de terre. Symbole édifiant, le tribunal de grande instance dessiné par le grand architecte Renzo Piano a été inauguré en avril dernier dans une des fractions les plus sinistrées de l’avenue de Clichy. Hélas, les appréciations esthétiques de cette œuvre exceptionnelle ont tendance à éclipser les questions que soulève la ZAC Clichy-Batignolles. J’ai donc tenté d’interroger les trois dimensions essentielles des nouvelles Batignolles : esthétique, sociale et environnementale.
Pour la Ville de Paris, la mère de toutes les batailles s’appelle « mixité ». On se gausserait volontiers de cette obsession si l’arrondissement n’avait pas sérieusement besoin de réunir l’ensemble de ses quartiers. Un « pont circulé » et une passerelle piétonne surmontent la voie ferrée de façon à relier les deux extrémités de 17e, du boulevard Pereire à l’avenue de Clichy.
La responsable d’opérations de Paris Batignolles Aménagement, Catherine Centlivre, décline le mot d’ordre à l’envi : mixité sociale, mixité logements/bureaux, mixité de l’activité, etc. « Le 17e accusait un retard en matière de logements sociaux. D’où le ratio de 50 % de logements sociaux/50 % de logements privés sur cette opération », explique la coordinatrice. Les exécutants du projet se targuent d’avoir poussé la mixité jusqu’au sein du même immeuble. En vertu de la mixité verticale, près de l’entrée du futur métro Pont-Cardinet, face au square des Batignolles, un même pâté de maisons abritera au rez-de-chaussée des commerces (Carrefour, Leroy-Merlin, Décathlon), dans les étages une crèche, des logements sociaux, des appartements vendus à prix d’or et « une serre pédagogique sur le toit [sic] ».
La défaite des classes moyennes
Pas de quoi convaincre le maire de l’arrondissement : « La mairie de Paris défend une fausse mixité où la part accordée aux classes moyennes est trop faible. On a les très aidés et les très aisés, mais ils ne vivent pas dans les mêmes lieux. À côté d’immeubles peuplés de personnes à faible revenu, il y a des appartements qui frôlent les 20 000 euros le mètre carré », fulmine Geoffroy Boulard. Pourtant, Catherine Centlivre assure s’adresser « à plein de profils différents dont les revenus annuels vont de 12 000 à 37 000 euros. Et 85 % des Parisiens peuvent postuler au prêt locatif intermédiaire ». Beaucoup d’appelés, très peu d’élus, telle est la dure loi de l’habitat social parisien. Dans sa version Delanoë et Hidalgo, la ville-monde accouche au forceps d’une dose de mélange pour tenter de conjurer son embourgeoisement. Quoique la coordinatrice de Paris Batignolles Aménagement ait conscience que « la vie ne se décrète pas, elle se crée », son optimisme foncier évoque l’enthousiasme des Trente Glorieuses. Mais à la fin des années 1960, alors que les bénéficiaires de logements sociaux commençaient à changer de visage, le consensus sociologique[tooltips content= »Cf. Jacques Bador, La Cohabitation entre familles françaises et étrangères, CEAL, 1968. »]1[/tooltips] fixait à 10-15 % le taux d’immigrés à ne pas dépasser dans les grands ensembles pour garantir la cohésion sociale. Depuis, État, bailleurs sociaux et collectivités locales ont mis le couvercle sur cette question sensible et entretenu la fiction du vivre-ensemble.
Quitte à créer des frictions. Sous le sceau de l’anonymat, un commerçant du quartier raconte avoir entendu certains de ses clients se plaindre des nouveaux arrivants en HLM. « Ils se sont mis à faire des méchouis dehors, mais leurs voisins les ont vite remis d’équerre. » Le maire du 17e abonde en ce sens. Derrière le palais de justice, rue Gilbert-Cesbron, « l’État et la Ville ont relogé des personnes qui n’habitaient pas Paris et n’ont pas les moyens d’y vivre. Cela provoque déjà des problèmes de loyers impayés et de dégradations » dans des immeubles de qualité moyenne, accuse l’élu.
Burgalat affligé par l’esthétique Lego
Il arrive en effet que le bâti blesse. Le long de la voie ferrée, en face de la rue de Rome, le promeneur aperçoit des bâtiments neufs en forme de gros Lego noirs.
Construits sur une immense dalle de béton, ces immeubles détonnent. « L’immeuble en forme de locomotive, il faut le voir pour le croire ! Avant même d’être fini, le quartier est déjà incroyablement moche ! » s’afflige Burgalat. Par les temps qui courent, on ne dit plus tours, mais « éminences », ville intelligente mais « smart grid », qualité de vie mais « ville durable, résiliente, mixte ». Les têtes tourbillonnent devant les formes arrondies de certains immeubles rappelant le design un brin régressif de la nouvelle canopée des Halles. En plein chantier – l’exploit technique aura consisté à livrer 1 500 logements d’avril à novembre ! –, flotte un petit air de ZAC Rive gauche, ce nouveau quartier du 13e construit pratiquement ex nihilo aux abords de la Bibliothèque François-Mitterrand. Ici, ce sont les terrains de la Sernam, ancienne filiale de la SNCF, qui ont servi de base à la ZAC. « Ils ont dû couler une dalle qui a coûté une fortune et qui a pris des années au-dessus des voies ferrées. Du coup, ils ont bouché toute la perspective depuis Saint-Lazare et la vue depuis la rue de Rome, alors que cette respiration avait quelque chose de très poétique, avec des mouettes aux Batignolles le long des rails », regrette Bertrand Burgalat. Entre l’autosatisfaction de la Ville de Paris et la critique pavlovienne qu’en fait la droite, le chanteur propose une troisième voie. À croire cet amoureux de La Défense et des tours du front de Seine, les Batignolles ne pèchent ni par la hauteur de leurs immeubles (somme toute modérée, hors TGI) ni par l’accent mis sur le logement social. Le problème réside plutôt dans un manque d’ambition générale.
Pas de métros avant 2020
Cela fait pourtant une bonne quinzaine d’années que le projet est sur les rails. Après le lancement de la pétition antitours « Stop au massacre des Batignolles » par la droite locale, la Ville de Paris a renoncé à y installer dix tours de plus de cinquante mètres, revoyant son ambition verticale à la baisse. Le chantier s’enrichit de considérations écolos fort consensuelles à Paris. « On tend vers un bilan carbone neutre », indique Catherine Centlivre. Par un savant système de compensation, le nouveau quartier est censé produire autant d’énergie qu’il en consomme. Un coup d’œil aux édifices flambant neuf suffit à s’en convaincre : Paris met le paquet sur les énergies locales renouvelables, contraint les promoteurs – Eiffage et Bouygues en tête – à installer des terrasses végétalisées et promeut les bâtiments économes. Photovoltaïque à tous les étages (ou presque), climatisation passive des bureaux à boucles d’eau froide dans les bureaux et incitation à consommer moins mettent droite et gauche d’accord. Même l’édile de l’arrondissement applaudit la collecte pneumatique des déchets qui allégera le travail des camions-poubelles en reliant chaque appartement au centre de tri du quartier. Geoffroy Boulard a de surcroît obtenu la future création d’une ferme en « aquaponie » à l’emplacement d’une halle désaffectée. Pour « donner une identité au nouveau quartier », l’élu de droite souhaite l’axer sur l’agriculture urbaine, filière qu’il assure grande créatrice d’emplois. Cultiver des semailles et élever des poissons en même temps, voilà qui ravirait les clients des AMAP locales et du marché bio des Batignolles, parmi les plus chers de la capitale. Pour l’ouverture des métros Cardinet-Batignolles et Porte-de-Clichy, Festivus Festivus devra néanmoins patienter jusqu’à juillet 2020.