Les députés espagnols ont voté l’exhumation de la dépouille de Francisco Franco. Mais une visite sur place suffit à le comprendre: avec ou sans le caudillo, l’imposant monument restera ce qu’il est.
Pedro Sanchez a ouvert les portes de l’Espagne aux migrants. Il claque d’un même pas les portes de la mémoire en décidant d’exhumer les restes de Franco de sa tombe au mémorial d’El Valle de los Caídos, hautement symbolique par son esthétique de l’idéologie du dictateur.
Situé au flanc de la sierra de Guadarrama à mille mètres d’altitude, elle domine Madrid et l’Escorial minuscules à cette distance sous le regard figé dans le temps du « caudillo ».
Franco marche sur les os
Quittant Madrid, vous vous trouvez rapidement au pied de la Guadarrama et là commence le pèlerinage. La route sur 4 kilomètres est d’escalade. Elle traverse une forêt aux ombres inquiétantes et des ponts qui franchissent des ravines jusqu’au pied de Santa Cruz qui déjà vous écrase en brandissant comme une épée sa croix de cent cinquante mètres. Au pied de cette dernière les silhouettes douloureusement courbées des apôtres semblent autant d’aigles au regard de pierre.
Cette nécropole fut élevée dans un but de réconciliation après la guerre civile qui ensanglanta l’Espagne. Son ossuaire rassemble quelque 40 000 dépouilles de soldats, majoritairement issus de l’armée franquiste, « héros et martyrs de la croisade » ainsi qu’un certain nombre de républicains (uniquement ceux déclarés chrétiens). Elle fut construite entre 1940 et 1959 par des prisonniers républicains sortis de leur geôle dont bon nombre périrent lors des travaux. Et on ne demanda pas leur avis aux familles de ces hommes dont les os, s’ils pouvaient grincer de réprobation troubleraient sans doute le silence de ces lieux.
La mémoire dans la roche
Vous voici arrivé.
Le visiteur se dirige vers l’entrée de la crypte, creusée dans le roc. Sitôt franchi le seuil, le jour s’éteint et de l’ombre surgissent les deux anges guerriers qui ont la garde de ces lieux. Appuyés sur leur épée, ils dominent le passant devenu minuscule à lui-même de leur haute stature métallique.
Longeant les parois de basalte où très savamment se mêlent la pierre de taille et le roc naturel, le visiteur éprouve une impression de malaise. Il se sent observé par les formes inquisitoriales de personnages au visage à demi masqué, qui émergent de niches surélevées. Lorsqu’enfin, après avoir longé cette haie inquiétante, il parvient à la nef au centre de laquelle se trouvent les stèles funéraires de Primo de Rivera et de Francisco Franco, il se sentira immobilisé par les anges dont les immensités anthracite cernent le transept. Et si notre quidam tente de s’échapper, il se heurtera à la lumière devenue si éblouissante qu’elle lui paraîtra occulter la sortie plus sûrement encore que les lourdes portes de bronze.
Un monument à la pulsion de mort
Le mémorial atteint son but: celui d’imposer qu’il n’existe littéralement « pas âme qui vive » au regard du pouvoir. C’est sans doute pourquoi les symboles chrétiens dont le mausolée abonde y paraissent étrangement déplacés, pervertis, diaboliques. La croix elle-même évoque une sorte de construction militaire avec le blockhaus de sa base surmonté du canon de sa barre verticale dirigée contre le ciel. Sa démesure suggère davantage l’esprit de domination et le mépris de l’humain que la foi religieuse.
L’inquiétante étrangeté qui émane de ces lieux tient à ce qu’aucune image de la vie et de sa fin n’y apparaît sereinement à la manière des « gisants ». C’est la raison pour laquelle la mort y est omniprésente.
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À la limite, ce qui est visé n’est point tant d’assujettir des hommes à un système politique que de contrôler la mort au moyen de sa représentation par le politique.
El Valle de los Caídos est sans doute le plus grand, sinon l’unique, monument à la pulsion de mort (Freud), déliée des pulsions de vie, que l’homme ait jamais osé édifier.
C’est pourquoi la désacralisation de la basilique qui a été suggérée ne saurait « en faire un équivalent espagnol du Mémorial de la paix de Caen ».
Le Valle de los Caídos, avec ou sans la dépouille du caudillo, ne peut que demeurer la rayure ineffable d’une grimace aussi grandiose que diabolique.
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