Ainsi donc, après France Gall, Dolores O’Riordan (chanteuse des Cranberries), Jacques Higelin, Geoffrey Oryema et Aretha Franklin, c’est au tour de Rachid Taha de nous quitter en cette année 2018 bien tristoune.
La douleur de l’exil et l’amour du pays d’accueil
A l’annonce du décès du chanteur, né en Algérie en 1958 (à Oran, comme Etienne Daho), on a ressorti le CD de Diwân (1998) de la discothèque familiale – où il dormait depuis un bout de temps – et de grandes ondes ont fait danser la pièce, avec ce point d’orgue outrageusement tellurique « Ida », condensé du raï des villes et du raï des champs, en forme de célébration de ce genre musical né soixante ans auparavant et réactivé sous l’influence du trompettiste Messaoud Bellemou à la fin des années 60 :
Comme Geoffrey Oryema, il a chanté la douleur de l’exil (« Ya Rayah », sa reprise de Dahmane El Harrachi devenue tube planétaire, signifie « Le partant ») et explosé le cadre de sa créativité musicale sans se soucier des étiquettes, en touchant à tous les genres « électriques » – pop, rock, punk, techno, funk, etc. -, tout en restant fidèle à ses racines : les musiques traditionnelles arabes, orientales. Ainsi, il reprendra le classique « It’s Now Or Never » d’Elvis parce que ce « O Sole Mio » napolitain revisité par le King se rapproche de la musique orientale.
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L’artiste d’origine maghrébine faisait partie de cette génération de Français nés au tournant des années 50 et 60, frappés de plein fouet dans leur jeunesse par le rock venu d’outre-Manche et d’outre-Atlantique (il reprendra le titre étendard « Rock The Casbah » des Clash en 2004). Enfant d’immigrés de la première génération, venus en France pour répondre aux besoins de main-d’œuvre dans l’industrie (textile, automobile, mines, sidérurgie, etc.), il a grandi dans l’amour de son pays d’accueil, prospère et surfant sur les Trente Glorieuses. Une génération dont il symbolisera la réussite de l’assimilation culturelle en chantant la « Douce France » de Trenet avec son groupe Carte de Séjour, en forme de pied de nez malin contre les préjugés (version qui fit grincer des dents certains Français de souche mais aussi dans la communauté arabe, certains beurs y voyant une trahison, comme l’expliquait Taha chez Ardisson dans l’émission Bains de minuit en 1988).
« Conter ses tourments et son mal-être en gardant une bonne pointe d’humour »
Des Français d’origine maghrébine bercés par la musique rock, qui écoutent du Téléphone et forment des groupes à guitares, il y en a eu bien d’autres dans le sillage de Rachid. La culture « Nique la France » (et ta mère) est ensuite venue poser les bases du communautarisme, cette enclave culturelle contre laquelle s’érigeait la star du raï’n’roll. Le château de cartes (de séjour ?) français semblait s’effriter sérieusement, pendant que Rachid Taha continuait à jouer du rock’n’roll arabisant et à chanter en « francarabe », dont la poignante et introspective « Wesh (n’amal) » qui revenait en 2013 sur cette fameuse question d’identité inextricable, ontologiquement liée aux sentiments amoureux chez lui : « Suis-je Arabe / Suis-je Européen / Suis-je Indien / Suis-je Noir / Que faire, qu’est-ce qui a été accompli / Elle est partie et m’a abandonné / Que puis-je faire, qu’y a-t-il de fait / Mon cœur est demeuré pur » (paroles traduites).
Une rupture amoureuse comme passeport vers une rupture d’identité, chantées avec cette élégance, voilà une belle carte postale universelle que nous laisse le chanteur, traduisant ainsi l’esprit du raï dans toute sa splendeur : « Conter ses tourments et son mal-être en gardant une bonne pointe d’humour ».
Une philosophie que Rachid clamera expressément aux côtés de Bashung dans la reprise colorée du « Ode à la vie » de ce dernier.
Bizarrement, sa dernière trace discographique remonte à 2016, où il apparaît dans une compilation multi-artistes hommage à Léo Ferré (Léo Ferré, Éternel), la même où Geoffrey Oryema, disparu en juin dernier, a lui aussi laissé de ses nouvelles pour la dernière fois.
Rachid Taha venait cependant de terminer l’enregistrement d’un nouvel album, à paraître en 2019. Il allait fêter ses 60 ans le 18 septembre.
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