Pour enrayer la dégringolade du lycée, la présidente du Conseil supérieur des programmes prône le retour aux fondamentaux. Reconnaissante à l’école républicaine de lui avoir permis d’échapper aux déterminismes sociaux et de servir son pays, Souâd Ayada entend réhabiliter les humanités, le sentiment national et la transmission des savoirs. Entretien (1/2).
Causeur. Avant d’entrer dans le vif du sujet, intéressons-nous à votre parcours. Comment la fille d’immigrés modestes s’est-elle hissée au sommet de l’Éducation nationale ?
Souad Ayada. Je suis née au Maroc dans une petite ville minière, non loin de Oujda. Mon père y travailla jusqu’en 1972, date à laquelle il a obtenu un contrat de travail pour rejoindre, comme ouvrier spécialisé, Usinor Dunkerque, à l’époque l’un des principaux pôles de la sidérurgie française. Il a d’abord vécu dans un foyer Sonacotra, avant que sa famille le rejoigne en 1974. J’ai fait mes études primaires et secondaires dans une commune du Dunkerquois, Grande-Synthe, connue depuis deux ans pour son camp de migrants. C’est au lycée que se forme mon goût pour la philosophie. Les classes d’hypokhâgne et de khâgne au lycée Faidherbe de Lille confirmeront ce goût pour les études philosophiques que j’ai menées intégralement à l’université de Lille. J’y ai préparé le Capes et l’agrégation que j’ai obtenus la même année, avant de soutenir, un peu plus tard, ma thèse de doctorat publiée sous le titre L’Islam des théophanies, thèse qui porte sur les fondements philosophiques et spirituels des arts de l’islam. J’ai enseigné la philosophie pendant seize ans, avant de devenir inspectrice pédagogique régionale, puis inspectrice générale de l’Éducation nationale. Depuis le 23 novembre 2017, je préside le Conseil supérieur des programmes (CSP).
Ce parcours impressionnant n’explique pas la réussite dont il atteste. Qu’est-ce qui vous a permis d’échapper aux déterminismes sociaux ?
Je dois beaucoup à mon milieu familial qui, fût-il modeste, a été structurant et n’a jamais douté de l’école. Et puis la France des années 1970 était différente de ce qu’elle est aujourd’hui. C’était un pays prospère et confiant, un pays accueillant où l’hospitalité n’était pas un vain mot, un pays qui n’était pas encore confronté aux énormes défis qui sont aujourd’hui les siens. L’époque réunissait toutes les conditions pour que l’intégration, la réussite et l’émancipation par l’école soient possibles. Sans doute la situation a-t-elle changé dès les années 1980.
La France investit des moyens considérables dans l’école
Qu’est-ce qui a changé ? Les arrivants ou les accueillants ?
Les deux sans doute. Plus fondamentalement, c’est la France qui a changé. Le choc pétrolier de 1973 a ouvert, dès la fin des années 1970, un cycle de crises profondes dont nous ne sommes pas sortis. La réalité économique, le fait que la France n’ait pas su tirer son épingle d’un jeu concurrentiel qui commençait à s’internationaliser me semble un élément primordial. D’autres changements, d’ordre politique et intellectuel, ont affecté la représentation que la nation se faisait de son école : les idéaux portés par l’institution scolaire, qui justifiaient ses missions, se sont affaiblis, le lien étroit qui rattachait la République à son école s’est progressivement distendu. Il conviendrait de souligner la responsabilité conjointe des politiques cyniques et des élites intellectuelles gagnées à la déconstruction dans ce processus d’épuisement de notre modèle scolaire.
Pourquoi ? Est-ce une question de moyens ?
Je ne crois pas, la France investit des moyens considérables dans l’école, plus que bien d’autres nations. Je crois plutôt qu’il faut analyser la mise en avant depuis de nombreuses années de la « question des moyens » : paradoxalement, cette question a permis la « liquidation » de la question de l’école comme telle, de l’idéal qui l’anime et lui fixe ses finalités. Ce phénomène a de multiples causes, parmi lesquelles la perte de confiance dans la vocation intellectuelle de notre pays n’est pas négligeable. Je prendrai pour signe de la défiance à l’endroit de la destination intellectuelle de la France la crise que connaît aujourd’hui le métier de professeur qui, quand il est librement choisi, ne l’est plus majoritairement pour des motifs intellectuels. Même nos élites intellectuelles ne se représentent plus le professorat comme la voie naturelle vers une vie réussie. Demandez-leur quel métier elles veulent pour leurs enfants, je crains que l’enseignement ne soit pour elles un métier peu valorisant… La dégradation de l’image sociale des professeurs, ce dont témoigne leur médiocre salaire, prend dans tout cela une part certaine.
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La situation s’est peut-être aussi dégradée sous les coups de boutoir d’une partie des élites et des médias qui encouragent les nouveaux Français à se voir comme des victimes plutôt que comme des citoyens auxquels on peut demander des efforts…
Absolument. Deux écueils me semblent ici en jeu : une conception dévoyée de l’hospitalité que n’anime aucune exigence et qui d’ailleurs, étrangement, traite l’autre qu’on accueille avec une certaine indifférence (la catégorie du migrant, dans laquelle on range tous ceux qui aujourd’hui arrivent en France, est à ce titre éloquente) ; l’éloge béat de la différence qui assigne l’autre à sa particularité communautaire et lui refuse l’identité universelle qui en fait un membre de la communauté politique. Il y a dans tout cela un mensonge, et surtout du mépris : mépris de soi quand on n’exige pas le respect, la connaissance et la reconnaissance des principes et des valeurs qui font la nation française, mépris de ceux qu’on accueille, parce qu’on ne leur demande rien, parce qu’on les juge d’emblée incapables de participer à la vie de la nation.
Certains parlent même d’une véritable haine de la France. L’avez-vous sentie ?
Non, pas personnellement. S’il y a une haine de la France, elle émane aussi, je tiens à le souligner, de ce que vous désignez comme une « partie des élites et des médias » français qui trouve dans le mépris de soi, le dénigrement de tout principe d’identité et d’unité un puissant ressort idéologique et l’exercice d’un pouvoir. Pour ma part, je parlerais de désamour et de désinvestissement affectif, la logique du calcul et de l’intérêt ayant supplanté pour beaucoup la relation charnelle à un pays et à une histoire. Il ne va guère de soi, en effet, que le lien à la nation puisse être un lien d’amour. Certains Français ne s’aiment plus et ne veulent plus que ceux qui vivent en France puissent l’aimer.
On s’enferme dans des débats qui ne portent que sur le culte et on réduit le musulman à celui qui pratique le culte
Un autre élément joue un grand rôle dans la société d’aujourd’hui : l’islam et ses difficultés d’acculturation. Certains intellectuels réclament une réinterprétation des textes canoniques musulmans (Coran, hadiths) afin de dégager l’islam de l’extrémisme et de l’antisémitisme. Qu’en pensez-vous ?
Vous parlez de « réinterprétation », je mettrais pour ma part l’accent sur l’interprétation comme telle qui fut le foyer des discours philosophiques et spirituels en islam. Ces discours sont en effet des herméneutiques de ce qui s’offre dans la révélation religieuse. Quand nous parlons aujourd’hui de l’islam, nous visons en vérité les musulmans et leur mode d’être communautaire incontestablement caractérisé par l’intensification de l’orthopraxie, l’adhésion à l’idéologie de l’islam politique moderne. Paradoxalement, nous (particulièrement nos élites et nos médias) ne mettons jamais en valeur la riche tradition exégétique qui en islam a joué le rôle d’antidote aux tendances fanatiques et totalitaires. Nous sommons les musulmans de réinterpréter leurs textes canoniques, mais ne voulons rien savoir de la culture interprétative qui s’est forgée en islam. Je partageais avec Abdelwahab Meddeb le sentiment de cette triste contradiction du monde intellectuel français.
Il n’y a donc aucun obstacle théologique à l’acclimatation de l’islam au monde occidental du xxie siècle ?
Je ne nie pas l’existence d’obstacles difficiles à surmonter, mais je ne suis pas sûre qu’il s’agisse seulement d’obstacles théologiques. Je crois aussi que nous créons des obstacles de toutes pièces, par le choix des interlocuteurs que nous nous donnons dans l’islam en France. Nous avons en effet décidé, non sans raison, que seuls le culte musulman et ses questions pratiques importaient : détermination des règles d’abattage des animaux, de la date du début du jeûne du ramadan, des conditions de l’accomplissement du pèlerinage à La Mecque… On s’enferme dans des débats qui ne portent que sur le culte et on réduit le musulman à celui qui pratique le culte. Vous reconnaîtrez qu’on se place très loin des questions d’interprétation des textes religieux !
Mais alors qu’est-ce qui bloque ?
La question de l’acclimatation de l’islam au monde occidental du XXIe siècle est, vous avez raison, essentielle. J’ai tenté d’analyser dans mon ouvrage paru en 2010 la division interne qui affecte l’islam comme tel et détermine en lui deux formes de religion : une religion juridique et politique, une religion spirituelle et intérieure. La première forme a peu de chances de s’acclimater au monde moderne auquel elle livre en vérité un combat sans concession. Par ailleurs, votre interrogation invite à caractériser le monde occidental et à envisager la manière dont les religions qui lui sont naturellement liées – le judaïsme et le christianisme – le considèrent. On pourrait soutenir que l’Occident d’aujourd’hui, où triomphe la technoscience, repose pour l’essentiel sur des principes areligieux et une vision désacralisée du monde. Je ne suis pas sûre que le judaïsme comme tel et que le christianisme comme tel soient entièrement acclimatés au monde tel qu’il va. Dans ces deux religions, des courants antimodernes persistent qui sont le symptôme d’un refus de consentir à la représentation de l’homme nouveau que nos sociétés occidentales imposent. Mais il s’agit là de courants internes à l’Occident qui n’en contestent pas l’existence. Tel n’est absolument pas l’intention qui anime les courants salafistes de l’islam.
Passons à un autre pan de votre carrière : l’Inspection générale. De plus en plus de professeurs se plaignent d’inspecteurs déconnectés de la réalité du terrain, qui appliquent des schémas de pensées théoriques et débitent un discours « pédago-youplaboum ». En avez-vous eu écho ?
Je défendrai l’Inspection comme telle, pour ce qu’est – du moins en droit – son éthique républicaine, pour son souci de l’instruction de tous et son attachement à l’égalité de traitement des élèves sur tout le territoire. Ce n’est pas sans émotion que je pense à Ampère, nommé par Napoléon en 1808 inspecteur général, qui sillonnait plusieurs mois par an, loin des siens, les établissements les plus reculés de France. Ce fut un modèle d’abnégation et de service de l’État.
Les inspecteurs ont incontestablement changé depuis 1808. Leurs missions ont aussi évolué, au gré des orientations politiques, mais aussi des tendances idéologiques du moment. Je crois qu’un inspecteur doit veiller à la transmission de la culture et des savoirs et s’assurer que dans toutes les classes de France l’école remplit sa mission d’instruction et de formation. Il doit faire respecter les programmes d’enseignement et protéger la liberté pédagogique des professeurs. Cela exige de lui une neutralité absolue et un refus de consentir aux schémas préconçus des prétendus « pédagogues ».
Une tâche que vous ne cessez de rappeler depuis votre nomination à la présidence du Conseil supérieur des programmes. Quelle était votre lettre de mission lorsque vous avez remplacé Michel Lussault après son limogeage fin 2017 ?
Ma principale mission est d’élaborer les programmes du futur lycée général et technologique. La réforme présentée par le ministre en février dernier prévoit la suppression des séries de la voie générale et la mise en place de spécialités. L’année 2021 sera celle de la première session du nouveau baccalauréat. Dès la rentrée 2019, les élèves des classes de seconde et de première disposeront de nouveaux programmes, ceux des classes terminales à la rentrée 2020.
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Sans doute, mais avez-vous aussi le sentiment de participer au redressement de l’école en rupture avec votre très pédagogiste prédécesseur ?
Oui, même si ce sentiment côtoie chaque jour celui de la conscience aiguë des résistances profondes qui compromettent ce redressement. Si j’ai accepté de renoncer durant quelques années à ce qui m’importe le plus, la philosophie et son enseignement, c’est parce que j’ai eu le sentiment que la conjoncture favorable à l’amélioration des choses était aujourd’hui la meilleure, pour retarder les effets de l’affaiblissement de notre école.
Quels sont les problèmes aujourd’hui ?
Ils sont nombreux et de nature différente. Mais ils me semblent tous liés à l’affaissement intellectuel et culturel de notre société, affaissement qui rejaillit sur les aspects économiques, politiques et donc éducatifs de notre vie.
Et pourtant, depuis le temps où vous étiez lycéenne, le taux de réussite au bac ne cesse d’augmenter…
Oui, mais cette augmentation s’accompagne de l’augmentation moins glorieuse du taux d’échec des bacheliers dans l’enseignement supérieur (plus de 60 % des étudiants échouent en première année à l’Université, seulement 27 % obtiennent leur licence en trois ans).
Plus encore, je prends au sérieux – même si je n’en fais pas des vérités absolues – les résultats des enquêtes internationales comme Pisa ou Pirls (Progress in International Reading Literacy Study). Les derniers résultats de Pirls (2016) classent les élèves français parmi les derniers d’Europe en « compréhension de l’écrit ». En mathématiques, les derniers résultats de l’enquête internationale Timss (2015) nous placent derniers ! Un profond malaise doit saisir les promoteurs du sacro-saint « esprit critique ». Comment, en effet, des élèves qui ne comprennent pas ce qu’ils lisent pourraient-ils exercer le moindre esprit critique ?
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