Les accusations portées contre le pape François par l’archevêque Viganó mettent en lumière des années de dissimulation supposée de faits d’abus sexuels commis dans l’Eglise et de protection de leurs auteurs.
L’image d’une communauté de catholiques en rangs bien sages derrière le pape s’est fissurée, le 29 août dernier, place Saint-Pierre, à Rome. À la fin de l’audience publique que le pape tient chaque semaine, une partie de la foule s’est mise à scander « Viganó ! Viganó ! » – comme on l’entend très bien sur la retransmission de Vatican News (à 1h04mn24).
Un peu comme si, à l’université d’été du Medef, le public avait crié « Perruchot ! Perruchot ! », le nom du député ayant dénoncé les pratiques scandaleuses de financement des syndicats en France en 2011.
Les ouailles du Capitole
En effet, l’Église catholique traverse ses plus sévères turbulences depuis, au moins, la démission du pape Benoît XVI. Dimanche 26 août, l’archevêque italien Carlo Maria Viganó, 77 ans, nonce (ambassadeur) du pape aux Etats-Unis de 2011 à 2016, a publié une lettre de 11 pages remplie d’accusations explosives de corruption sexuelle dans l’Église. Il y désigne par leurs noms des clercs qui auraient couvert ces faits, y compris le pape. Pis encore : il réclame la démission du pape François.
De mémoire de catholique, jamais un évêque n’avait réclamé la démission du pape. Même l’évêque français Marcel Lefebvre n’avait pas osé. Il fut pourtant un des plus virulents contestataires dans l’Eglise contemporaine, au point de provoquer le schisme intégriste de 1988.
Le moment ne pouvait tomber plus mal pour le pape François. Il rentrait d’un voyage délicat en Irlande où il avait tenté de panser les plaies causées par de multiples cas d’abus sexuels du clergé local. Les maigres foules de fidèles présentes à la messe de clôture de sa visite illustraient les dégâts causés dans cette nation catholique jusqu’alors encore fervente.
Mais surtout, les révélations de Viganó ont remis deux sous dans la machine à scandales qui a ébranlé l’Église américaine cet été.
Un été en Enfer
D’abord, l’ex-archevêque de Washington, le cardinal Theodore McCarrick, a été poussé à démissionner du collège des cardinaux face aux accusations de décennies d’abus homosexuels sur adultes, mais aussi sur un mineur. Pour donner une idée de la singularité de la sanction, le dernier cardinal ayant perdu la pourpre est Louis Billot, en 1928, sanctionné pour son soutien à l’Action française. Ça, c’était fin juillet.
L’été est devenu carrément étouffant mi-août quand la presse américaine a publié les résultats d’une enquête de la justice de Pennsylvanie montrant que six diocèses de cet État avaient couvert les crimes de 300 « prêtres prédateurs » de près de 1000 victimes, garçons et filles, depuis 1947. Et le dimanche 26 août au matin, des médias conservateurs italiens et américains ont donc publié la lettre signée par cet archevêque jusqu’alors inconnu du public.
Viganó y dévoile par le menu détail les protections dont a joui le désormais ex-cardinal McCarrick. Parmi ceux qui auraient su sans rien faire pour les victimes, certains cardinaux américains (les archevêques actuels de Washington et Chicago) et de multiples hauts fonctionnaires du Vatican. La tension monte d’un coup quand on découvre parmi les complices présumés les noms des secrétaires d’État (Premier ministre du pape) de Jean-Paul II, Benoît XVI et de François.
« Le pape a immédiatement changé de sujet »
Mais le plus embêtant se trouve dans le verbatim de la conversation qui aurait eu lieu entre le pape François et Viganó, le 23 juin 2013. Il vaut la peine de lire en entier les mots de Viganó :
« J’ai commencé la conversation en demandant au pape ce qu’il avait l’intention de me dire le vendredi précédent quand je l’avais salué. Et le pape, d’un ton très différent, amical, presque affectueux, m’a dit: »Oui, les évêques des États-Unis ne doivent pas être idéologisés, ils ne doivent pas être de droite comme l’archevêque de Philadelphie (le pape n’a pas prononcé le nom de l’archevêque), ils doivent être des pasteurs; et ils ne doivent pas être de gauche – et il a ajouté, levant les deux bras – et quand je dis ‘de gauche’, je veux dire homosexuel ». Bien sûr, la logique de la corrélation entre »être de gauche » et »être homosexuel » m’a échappé, mais je n’ai rien ajouté d’autre.
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Immédiatement après, le pape m’a demandé de manière insidieuse: »Que pensez-vous du cardinal McCarrick ? » Je lui ai répondu avec une totale franchise et, si vous voulez, avec une grande naïveté: »Très Saint Père, je ne sais pas si vous connaissez le cardinal McCarrick, mais si vous demandez à la Congrégation (NdT : ministère au Vatican) pour les Évêques, il y a un dossier sur lui gros comme ça. Il a corrompu des générations de séminaristes et de prêtres, et le pape Benoît XVI lui avait ordonné de se consacrer à une vie de prière et de pénitence ». Le pape n’a pas fait le moindre commentaire sur ces paroles très graves et n’a montré aucune expression de surprise sur son visage, comme s’il connaissait déjà l’affaire depuis un certain temps. Il a immédiatement changé de sujet. »
Cette conversation aurait donc eu lieu cinq ans avant que le pape ne désavoue McCarrick.
« Je ne dirai pas un mot sur tout ceci »
Bien sûr, il n’y aura jamais aucun moyen de vérifier que la conversation s’est bien tenue ainsi. Notons cependant l’embarras du pape. Dans l’avion qui le conduisait de Dublin à Rome le soir des révélations de Viganó, le pape s’est prêté à la traditionnelle séance de questions avec les journalistes – celle qui fait trembler à chaque fois des millions de catholiques dans le monde, qui se demandent quelle petite phrase François va glisser comme peau de banane sous leurs pas pour la semaine qui vient.
Dans l’avion, le 26 août 2018 donc, une journaliste de CBS lui demande ce qu’il répond à la lettre de Viganó. Réponse : « Je ne dirai pas un mot sur tout ceci. » Curieux de la part d’un pape d’habitude si disert. Mais la même journaliste reprend la parole et insiste : « Quand avez-vous entendu parler pour la première fois des abus commis par l’ex-cardinal McCarrick ? » Le pape ne saisira pas non plus cette magnifique occasion de faire taire ses accusateurs.
Deux jours avant l’entretien du 23 juin 2013, le pape François reçoit tous ses nonces. Le nonce de Washington, Viganó, découvre alors la proximité entre McCarrick et le nouveau pape : dans un couloir avant la réunion, il tombe sur l’ex-archevêque de Washington, retraité depuis 2006, qui lui annonce fièrement qu’il est envoyé par le pape en Chine. McCarrick a donc la confiance du pape qui compte sur lui pour l’aider sur le dossier délicat des relations avec Pékin.
C’est là qu’il faut mentionner une autre révélation importante de la lettre de Viganó : le pape précédent, Benoît XVI, aurait fini par réagir aux rumeurs insistantes courant sur McCarrick. Il l’aurait sanctionné, mais François aurait levé ces sanctions après son élection. Comme l’écrit Viganó : « Le pape Benoît XVI avait imposé au cardinal McCarrick des sanctions similaires à celles que lui a imposées le pape François (NdT : en juillet 2018) : le cardinal devait quitter le séminaire où il vivait, il lui était interdit de célébrer la messe en public, de participer à des réunions publiques, à des conférences, à des voyages, avec l’obligation de se consacrer à une vie de prière et de pénitence. »
La crédibilité du témoignage de Viganó sur ce point est discutée. Les défenseurs de McCarrick se sont empressés de publier photos et comptes rendus de ses apparitions publiques : si McCarrick avait vraiment été sanctionné par Benoît XVI, pourquoi a-t-il continué à mener une vie publique active aux Etats-Unis comme à Rome – même en présence de Viganó ?
Pour qui roule Viganó ?
Cependant, il existe des indices montrant que le successeur de McCarrick à l’archevêché de Washington, le cardinal Wuerl, était bien au courant de ces mesures : le transfert de la résidence de McCarrick d’un séminaire diocésain pour un simple presbytère paroissial en 2008, et la décision de Wuerl d’annuler une rencontre entre McCarrick et des aspirants au séminaire, à la demande de Viganó (annulation confirmée par le porte-parole de Wuerl).
Viganó précise qu’au moment de prendre ses fonctions de nonce à Washington en novembre 2011, il reçoit confirmation écrite de ces sanctions par ses supérieurs. Il dit les avoir communiquées à McCarrick à son arrivée.Viganó écrit : « Je ne sais pas quand le pape Benoît XVI a pris ces mesures contre McCarrick, en 2009 ou en 2010, car entre-temps j’avais été transféré dans le gouvernorat de la Cité du Vatican, tout comme je ne savais pas qui était responsable de cet incroyable retard ».
Ici, Viganó fait allusion à un épisode agité de sa carrière professionnelle. Il convient de l’évoquer pour saisir le tempérament du personnage. De 2009 à 2011, il est secrétaire général pour le gouvernorat de la Cité du Vatican. À ce poste, il redresse les finances du petit Etat et s’attaque (déjà !) à la corruption et au népotisme qui y règnent. Ses lettres à Benoît XVI figurent au cœur du scandale des « Vatileaks », utilisé par des réformateurs anonymes pour promouvoir plus de transparence.
Ce qui nous conduit à la question qui semble faire vendre tant de papier : pour qui roule Viganó ? Est-il allié à une constellation « très conservatrice » et « proche des milieux intégristes », comme l’écrit La Croix ? Tente-t-il un « coup d’Etat » contre le pape, comme le dit CNN ? Veut-il empêcher le pape de « parler de l’environnement et de protéger les migrants », comme l’ose la NBC de Chicago ?
On peut s’amuser à voir tout cela comme une guerre civile dans l’Église. Ça flatte la part de nos cerveaux avide d’histoires avec des gentils et des méchants. Mais ça ne répond pas à la seule question qui importe : Viganó dit-il vrai, ou est-il un calomniateur ?
La multiplication des péchés
Le journal The Boston Globe, rendu célèbre dans le film Spotlight pour avoir dénoncé en 2002 les premiers scandales pédophiles de masse, se montre menaçant dans son éditorial du 2 septembre 2018 : il appelle la justice fédérale américaine à intervenir pour poursuivre les prêtres prédateurs et leurs protecteurs. Et de conclure : « Même sous le régime soi-disant éclairé de François, le maintien de l’ordre par l’Église n’a pas marché. »
SNAP, la plus célèbre des associations de victimes de prêtres se prononce en faveur d’un amendement de la loi RICO (destinée à lutter contre la Mafia) de manière à poursuivre les chefs de l’Église. Si elle est entendue au Congrès, on n’est pas près de voir le pape en voyage officiel aux Etats-Unis.
Il faut dire que dès qu’on fouille un peu, on est étonné des performances passées d’un pape ayant proclamé « tolérance zéro » au début de son pontificat.
D’abord il y a l’affaire du prêtre italien Mauro Inzoli. Baptisé « Don Mercedes » pour ses goûts de luxe, il est condamné par la justice italienne en juin 2016 pour abus sexuels sur cinq jeunes de 12 à 16 ans. Dès 2012, Benoît XVI l’avait réduit à l’état laïc (défroqué) après un procès canonique. Sanction que François a transformée en 2014 en « vie de pénitence et de prière », malgré l’opposition du préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Avant de se raviser en 2017, après la condamnation civile, et de le défroquer définitivement.
On trouve un usage semblable de la « miséricorde » papale dans le cas de l’abbé indien, Joseph Jeyapaul. Il est condamné au Minnesota pour le viol d’une jeune fille de 14 ans. Son évêque annonce début 2016 que le pape a levé les sanctions pesant sur le prêtre dans le cadre de « l’Année de la Miséricorde ». A la suite de quoi l’avocat de la victime s’est demandé quand aura lieu « l’Année de la justice, de la vérité et de la sécurité de l’enfant ».
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Plus médiatique est le cas récent de Juan Barros au Chili. François le promeut en 2015 évêque d’Osorno. Les autres évêques chiliens s’en indignent publiquement. Barros était alors publiquement accusé d’avoir couvert les abus homosexuels de son père spirituel, l’abbé Fernando Karadima, condamné canoniquement en 2011. Lors de son voyage au Chili en janvier 2018, François avait traité les accusateurs de Barros d’ « imbéciles », parlant de calomnies. Il a fini par accepter la démission de Barros en juin 2018, admettant « des erreurs de jugement graves ».
Et on peut remonter au temps où le pape François était archevêque de Buenos Aires sous le nom de Jorge Bergoglio. On trouve trace d’au moins une affaire, remontant à 2002. La mère d’une victime de l’abbé Ruben Pardo (mort du SIDA en 2005) se rend compte que son évêque tarde à traiter l’affaire malgré les aveux de l’agresseur. Et comme le prêtre est abrité dans le diocèse de Buenos Aires, elle prend contact avec Bergoglio. Mais il refuse de la recevoir et la renvoie sèchement. Cette histoire est publiée en Espagne, et rapportée par un journaliste de La Stampa en 2013, avant de disparaître de son blog.
« Les questions soulevées méritent des réponses concluantes reposant sur des preuves »
Et maintenant, que peut-il arriver ? Tout est parti des Etats-Unis, et c’est sans doute là-bas que s’écriront les prochains épisodes. Certains évêques américains savent bien qu’ils risquent de sentir bientôt sur leur cou l’haleine des limiers du FBI.
Le président de la Conférence des évêques américains, le cardinal DiNardo, a répété sa demande de voir nommé un « visiteur apostolique » pour faire la lumière sur les responsabilités de la hiérarchie dans les abus sexuels. Il donne en passant son regard sur les derniers évènements : « La récente lettre de Mgr Carlo Maria Viganò apporte une attention et une urgence particulières à cet examen. Les questions soulevées méritent des réponses concluantes reposant sur des preuves. Sans ces réponses, des hommes innocents peuvent être salis par de fausses accusations et les coupables peuvent être amenés à répéter les péchés du passé ».
Si les catholiques américains se montrent aussi insistants que les chiliens, ils pourraient obtenir la nomination du même enquêteur, l’archevêque de Malte, Scicluna. Il avait déjà mené en 2005 les recherches qui ont conduit à la condamnation de Marcial Maciel, fondateur des Légionnaires du Christ. Et Scicluna n’est pas réputé pour avoir la main légère contre les prédateurs sexuels dans le clergé.
Il y a 25 ans, mon aumônier scout m’avait averti : « Rome ? Il faut être prêt à mourir pour elle, mais jamais y mettre les pieds ».
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