Au temps – pas si lointain- du président Ben Ali, deux arguments contradictoires s’affrontaient sur le champ des idées pour tour à tour justifier ou délégitimer le régime autoritaire en place. D’un côté, les tenants du statu quo politique nous expliquaient doctement que l’absence de libertés publiques permettait d’endiguer le phénomène islamiste, politiquement étouffé mais toujours latent dans une société où le voile islamique a fait un retour en force depuis le 11 septembre. Leur insoutenable légèreté les faisait avaliser la violation quotidienne des droits civils et politiques les plus élémentaires au nom d’une transition devenue état d’exception permanent. Comme l’URSS attendant le grand soir des libertés réelles, les jurisconsultes du benalisme prônaient donc la coercition au nom des Lumières.
De l’autre, l’opposition anti-Ben Ali rétorquait que cette vieille rhétorique n’avait plus raison d’être au XXIe siècle, que la servitude (plus ou moins) volontaire nourrissait justement un ressentiment propice à tous les extrêmes, comme en témoignait le démantèlement intermittent de cellules salafistes dans ce pays réputé pour son islam plutôt paisible. En somme, Ben Ali meilleur allié – à long terme- des islamistes était le credo de l’opposition laïque.
L’ennui, c’est que personne n’a tort. Ou, plus précisément, que tout le monde a (un peu) raison. Le triomphe du parti Ennahda lors de l’élection de l’Assemblée Constituante, s’il n’atteint pas les sommets du vote islamiste égyptien, plaide en effet pour les deux théories, qui s’avèrent finalement tout à fait conciliables. Les défenseurs infatigables du régime Ben Ali comme les parangons de la démocratisation miracle se retrouvent Gros-jean comme devant face à une Tunisie qu’ils connaissent mal, pour avoir trop frayé dans la très chic banlieue nord de Tunis et sur les plages d’Hammamet.
Or, l’irruption brutale d’institutions démocratiques met l’ensemble des acteurs politiques devant des responsabilités pas toujours évidentes à assumer.
Ainsi des islamistes confrontés au cadeau empoisonné du pouvoir dans une période de crise économique et un climat post-révolutionnaire, le tout nappé d’une image sulfureuse peu prompte à attirer des millions de touristes, comme l’exigeraient les besoins du pays. Mais pour les citoyens ordinaires, les militants des partis légalisés et les blogueurs revenus du front anti-autoritaire, le chemin est aussi pavé d’embûches. Non que l’élite qui forme la « société civile » ait tout à découvrir, tant s’en faut avec les progrès des chaînes satellitaires, la mondialisation de l’information et l’uniformisation des modes de pensée qui en découle. Simplement, pour qui n’a jamais vécu dans un environnement politique pluraliste, rompre avec le paternalisme dorlotant de cinquante ans de bourguibo-benalisme demande un sacré travail sur soi. Passer de l’ingestion de nourriture prédigérée à la mastication ne va pas forcément de soi : aujourd’hui, tout doit faire débat en Tunisie, des nominations officielles au prix du pain, en passant par les grandes orientations diplomatiques et des questions symboliques aussi sensibles que la place du niqab dans les universités ou le statut dévolu à la femme. Songez-y : l’obsession de la séparation des pouvoirs et de la transparence de l’information vaut même à Edwy Plenel d’être invité par l’opposition laïque en quête d’un prophète de la démocratie 2.0 !
S’agissant d’un dossier bien plus lourd, prenons l’exemple de l’affaire syrienne. Conformément à sa politique étrangère islamo-droit de l’hommiste, le cabinet Jebali a toujours refusé de reconnaître le régime de Damas et, sans autre forme de politesse, vient d’expulser l’ambassadeur syrien à Tunis pour protester contre la répression de l’insurrection armée. Les gouvernants tunisiens se souviennent certainement du massacre de Hama, dont on commémore cette semaine les trente ans, et des 20 000 morts du pilonnage par l’armée de Hafez et Rifaat al-Assad de la quatrième ville de Syrie, alors en proie à un soulèvement islamiste. A Tunis, la décision d’expulsion ne fait pas l’unanimité et ouvre un débat qui oppose les deux positions antagonistes citées plus haut. Car en se montrant encore plus ferme que les Etats-Unis et la France, le gouvernement tunisien emboîte le pas à son parrain qatari, ce qui fait dire au quotidien La Presse : « tout se passe comme si la décision tunisienne aurait été soufflée, voire imposée de l’extérieur (…) Il est en effet surprenant de rompre les relations avec la Syrie en signe de soutien à la révolution syrienne et de ne point le faire avec l’Arabie Saoudite [qui abrite Ben Ali et refuse de l’extrader] ». A l’intérieur du paysage politique tunisien, le parti d’opposition néo-communiste Ettajdid réagit assez finement à l’empressement des responsables tunisiens à expulser le représentant d’un Etat souverain : « tout en condamnant fermement la répression sanglante infligée au peuple syrien frère (…) [Ettajdid] exprime sa surprise vis-à-vis de cette décision hâtive et irréfléchie qui ne prend pas en considération la complexité de la situation au Moyen-Orient et les risques de l’internationalisation du conflit, que visent à créer certaines parties arabes et du Golfe plus particulièrement ». On ne saurait mieux fustiger la mainmise du Qatar sur les décisions supposément souveraines de ses alliés tunisiens.
Vous me direz, ces dissonances sont on ne peut plus triviales et saines dans une démocratie, fût-elle balbutiante. Justement, ce que révèle ce concerto à deux voix, c’est la difficulté d’institutionnaliser la révolution. Le mouvement socio-politique de l’an dernier s’est construit contre un ennemi commun clairement identifié : le système Ben Ali. Une fois le tyran et sa clique ploutocratique déchus, le plus délicat reste à faire : non pas s’atteler au state building à la Fukuyama, puisque l’Etat tunisien moderne remonte au XIXe siècle, mais construire une société démocratique fondée sur la libre et pacifique confrontation des opinions. Et le dossier syrien de faire écho à la conscience révolutionnaire tunisienne : les arguments d’Assad sont grosso modo les mêmes que ceux utilisés naguère par la caste Ben Ali, avec un risque de guerre civile accru du fait de la nature multiconfessionnelle du pays.
Du point de vue d’un insurgé tunisien devenu apprenti démocrate, deux considérations antithétiques s’affrontent, la position d’Ettajdid exprimant une sorte d’entre-deux. Le respect de l’ordre interétatique voudrait en effet que la défense des grands principes démocratiques n’empiète pas sur la souveraineté des Etats, aussi contestables soient leurs dirigeants et condamnable leurs politiques. Tel est le leitmotiv de la Chine et de la Russie, qui, nous vous le concéderons sans peine, ne sont pas des archétypes d’Etat de droit. En gros, c’est la position du quotidien La Presse qui aura désormais du mal à reprocher quoique ce soit à la France ou aux autres pays accusés de complaisance avec la Tunisie de Ben Ali.
A contrario, une antienne abstraitement universaliste exige l’internationalisation immédiate du conflit syrien à des fins officiellement humanitaires. C’est la position du président Marzouki et du gouvernement à majorité islamiste, notablement influencé par la Turquie néo-ottomane d’Erdogan. Le débordement de la situation syrienne sur la Tunisie montre bien que si on ne badine pas avec la démocratie, devenue l’impératif catégorique de notre temps jusqu’en pays arabe, entre son invocation magique et sa mise en pratique, se glisse l’abîme de tous les possibles…
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