Comme on dit, on avait vu le film, mais pas lu le livre. Sailor et Lula de David Lynch avait été la Palme d’or surprise du festival de Cannes en 1990.
Lynch adapte Gifford
On y retrouvait tout ce qui fait qu’on déteste ou qu’on adore Lynch. Un hyperréalisme maniériste, plastiquement impeccable, qui cache le grouillement de la matière et des pulsions ; un jeu constant et anxiogène avec une bande-son qui donne au spectateur l’impression d’avoir un sonotone mal réglé : on se souvient encore du bruit démesuré que faisait Sailor joué par Nicolas Cage quand il enflammait une allumette.
Quand on est tombé sur le roman paru la même année chez Rivages, pour la somme dérisoire de deux euros dans un vide-grenier caritatif de Saint-Valery en Caux, on s’est dit pourquoi pas. L’auteur, Barry Gifford, ne nous était pas inconnu. On se souvenait de Rude journée pour l’homme léopard qui reprenait d’ailleurs des personnages de Sailor et Lula.
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Dans ce qui est donc le premier roman de la série, Sailor a vingt-trois ans. A peine sorti de prison, où il a purgé deux ans pour meurtre au second degré, il s’enfuit avec Lula, la seule fille qu’il a jamais aimée. La mère de Lula, sérieusement névrosée, envoie à leur poursuite un détective privé, Johnny Farragut. Voilà les ingrédients d’un roman noir classique et d’un de ses thèmes fétiches, le couple maudit, traqué et passionné dont le grand Jim Thompson avait donné une admirable variation, Le lien conjugal adapté au cinéma par le non moins grand Sam Peckinpah dans le non moins admirable Guet-Apens.
Une histoire d’amour presque fantomatique
En fait, il n’en est rien. Nous sommes loin, avec Barry Gifford, des noces d’acier et de feu de Bonnie and Clyde et plus proche de Tristan et Iseult au pays des motels. Ici, ni crissements de pneus, ni rafales de mitraillettes, à peine quelques coups de feu dans la chaleur de la nuit. C’est sans doute cette histoire d’amour presque fantomatique placée sous une menace diffuse qui avait séduit David Lynch. Dans leur errance entre Texas et Louisiane, Sailor et Lula parlent beaucoup : de leur amour en sursis, de leur avenir hypothétique, de leur enfance. Ils aiment la soul music et les vieux airs de country, -et ils ont bien raison. Lula se souvient d’avoir raté de peu le premier prix à un radio-crochet en chantant Stand by your man et Sailor lui parle d’un compagnon de cellule qui passait ses journées à lire Proust.
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A leurs trousses, le détective privé n’a pas l’air convaincu par sa mission. Il écrit, dans des boites de jazz ou des bars enfumés des nouvelles fantastiques et des fragments d’autobiographie.
Un air d’Hemingway
Barry Gifford a été salué par Jim Harrison comme un grand écrivain et dédie son roman à Charles Willeford, un des maîtres du polar sudiste. Il faut dire qu’il partage avec eux le même réalisme poétique, qui lui aussi a dû plaire à Lynch. Mais il y a chez Barry Gifford un étonnant désenchantementderrière l’apparent minimalisme de Sailor et Lula, pratiquement dialogué de bout en bout avec des conversations qui ne mènent nulle part sur les armes à feu ou les marques de bière. Avec Sailor et Lula, on se trouve en fait face à un texte très travaillé, très littéraire par son refus de l’effet facile ou de l’illusion psychologique qui, pour le coup, n’est pas sans rappeler Hemingway.
Sailor et Lula, Barry Gifford (Rivages/Thriller, 1990) Saint-Valery en Caux, vide-grenier, 2 euros.
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