Que Libé soit devenu un journal pour midinettes n’est pas mon affaire. La mort de Claude Lanzmann leur a inspiré un article sur son « amour absolu » pour Beauvoir, et ils en ont demandé la substance et le texte à une certaine Manon Garcia, une spécialiste auto-proclamée qui forcément travaille aux Etats-Unis, cette Mecque de l’intelligence — hier Harvard, aujourd’hui Chicago, ça en impose. Notre brillante universitaire (pur pléonasme, n’est-ce pas…) se fend donc d’une quarantaine de lignes que j’aurais attendues dans Elle: sans doute le mettra-t-elle dans son CV, à la rubrique « articles savants ».
Philosophe sans lumière
Cette philosophe a soutenu l’année dernière une thèse qui a fait du bruit à Libé intitulée « Consentir à sa soumission. Un problème philosophique ». Elle y plaide une réforme du Droit français, coupable de reconnaître, en matière d’amour, le « consentement tacite » alors qu’il faudrait s’aligner sur le « consentement positif » des Américains, où vous avez intérêt à garder la trace écrite du « Oui » de la dame si vous ne voulez pas être accusé de viol. Du coup, « ce n’est plus à la victime de prouver qu’il y a eu harcèlement mais à l’agresseur d’amener les preuves d’un consentement affirmatif ». En clair, c’est à l’accusé de faire la preuve de son innocence, pas à l’accusation de démontrer sa culpabilité. C’est un renversement de toutes les règles du Droit, mais qu’importe, si la liberté des femmes est à ce prix, j’y consens. Appliqué à tous les domaines judiciaires, ça va nous faire du changement. Hier, c’étaient les femmes qui se baladaient avec une « lettre écarlate » sur le front. Désormais, les hommes seront stigmatisés a priori. C’est à ce genre de mutations que l’on comprend qu’une civilisation évolue sainement…
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Que notre philosophe n’ait rien compris à la relation unique qui liait Beauvoir à Sartre est une autre affaire. Comme le dit très bien Sylvie Le Bon, la fille adoptive de Beauvoir, à la fin de l’excellent Album Pléiade consacré au « Castor », « en vérité, c’est de la mort de Sartre qu’elle meurt », en 1986. Que Claude Lanzmann fût toujours en vie à cette époque (il venait de finir Shoah) n’a pas convaincu Beauvoir, qui se portait globalement bien, de rester encore un peu parmi nous — elle qui savait pourtant que sa mort « ne les réunirait pas » : une saine déclaration d’athéisme qu’on aimerait entendre plus souvent.
La trahison de Beauvoir
Rétablissons les faits. Comme aurait dit René Girard, Lanzmann a été le troisième du triangle dont la relation Beauvoir-Sartre constituait la base. Comme Nelson Algren ou Dolorès Vanetti, — « M » dans les écrits de Beauvoir — pour Sartre en leur temps. Des amours fortes, mais contingentes, pendant que la liaison Sartre / Beauvoir était un amour nécessaire, un amour de cinquante années traversé de crises et de combats, comme toutes les vraies grandes complicités : c’est le seul critère pour juger de la vie sentimentale de ces deux grands fauves de l’intellect. Je t’en foutrais de « l’amour absolu » ! D’ailleurs, les images mentent moins que les mots : sur la photo, c’est à côté de Sartre que marche Beauvoir – et Lanzmann suit, caniche heureux des Temps modernes.
Mais ce n’est pas le plus irritant dans cet article pour courrier du cœur.
Le plus irritant, c’est le conformisme politiquement correct de son auteur et du journal qui l’héberge. Que Libé présente ainsi la rédactrice:
n’étonne pas celles et ceux qui savent depuis longtemps que le quotidien jadis fondé par Sartre, et pour lequel je me suis battu (au sens viril du terme) quand il était hébergé rue Christiani est devenu un journal sinistre. Mais qu’une « spécialiste » de Beauvoir écrive
ça:
c’est profondément choquant.
Parce que Beauvoir n’en avait rien à faire, des dysorthographies imposées par des pétroleuses. Comme le note Danièle Sallenave dans son très beau Castor de guerre (Gallimard, 2008), « elle refusera toujours la féminisation imposée des noms de profession ou, plus encore, la définition d’une ‘écriture féminine’ ». « Je pense, dit Beauvoir, que la femme libérée serait aussi créatrice de l’homme. Mais qu’elle n’apporterait pas de valeurs neuves. » (interview au Nouvel observateur, 14 février 1972).
Cela va bien plus loin que ce que les féministes coincées d’aujourd’hui imaginent — mais bon, elles n’arrivent pas à la cheville de Beauvoir. L’auteur du Deuxième sexe avait une sainte horreur de toutes les essentialisations — quitte à expliquer à Olga Kosakiewicz (l’une des occupantes du troisième siège, si je puis dire, qui permet au couple de base de continuer à exister), alors qu’Hitler a déjà commencé à faire des siennes : « Les juifs, ça n’existe pas, il n’y a que des hommes. ». Elle le regrettera un peu, par la suite : « Nous étions terriblement abstraits », se moquera-t-elle. Elle qui a combattu pour l’indépendance de l’Algérie serait accablée d’y voir la montée de l’islam, alors quelle avait pensé œuvrer pour le matérialisme dialectique (au passage, le calibre des erreurs que nous commettons mesure moins nos défaillances intellectuelles que l’audace de notre pensée : qui ne pense rien ne prend aucun risque de se tromper).
Il n’y a pas d’écriture féminine (ni masculine)
Beauvoir, qui n’existait que pour écrire, aurait rougi d’entendre tant de crétines et crétins parler d’ « écrivaines » et d’ « auteures ». Parce que c’est en s’imposant sur le terrain de la langue commune, pas en s’inventant un jargon « genré » (le mot l’aurait bien fait rire), qu’un auteur, quel que soit son sexe, est reconnu. On n’écrit ni avec sa verge (mot curieusement féminin, hein !) ni avec son clitoris — mot étrangement masculin, n’est-ce pas… Il n’y a pas d’écriture féminine — ni masculine. Wilde ne se revendiquait pas homosexuel en littérature, il essayait juste de bien écrire : « Il n’y a pas de livre moral ou immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, c’est tout. » Et croyez-moi, Beauvoir écrit très bien.
Mais c’est là le cœur de ce que nos féministes modernes lui reprochent. Judith Butler, la papesse du « genre » en général et du lesbianisme en particulier, l’égérie des facs américaines, ne supporte pas Beauvoir : pour Beauvoir, dit-elle, « les femmes sont les pendants négatifs des hommes, le manque contre lequel l’identité masculine se différencie elle-même. » (Trouble dans le genre, 1990). Et combien nos vaillantes combattantes qui n’ont jamais risqué que leur vernis à ongles ont pu reprocher à Beauvoir de ne pas avoir insisté, dans ses Mémoires, sur ses amours saphiques ! Ma foi, elle ne se pensait pas le droit de mettre en cause des gens vivants qui n’avaient pas forcément envie que l’on étalât leur vie privée. Bianca Bienenfeld (Louise Védrine dans les écrits autobiographiques de Beauvoir : il a fallu attendre la biographie de Deirdre Bair, en 1990, pour que son identité soit révélée — une belle initiative typiquement américaine) n’avait pas eu à se plaindre de ce que Beauvoir avait écrit d’elle — jusqu’à ce que la correspondance avec Sartre soit publiée, après leur mort à tous deux. Et ça l’a troublée, de lire ce que ces deux complices pensaient des amours contingentes, troublée au point d’écrire des Mémoires d’une jeune fille dérangée en 1993. Bernard Pivot, qui l’avait invitée à Apostrophes, n’en revenait pas, d’avoir face à lui une fille qui avait couché avec les deux plus grands fauves de la littérature contemporaine.
Aujourd’hui, si vous n’entrez pas dans des petites cases pré-formatées (lesbienne, féministe, « genrée » ou « racisée », comme disent les racistes qui ont exigé de défiler en tête de la Gay Pride parisienne il y a huit jours), vous n’existez pas – alors que c’est cette entrée même, cette reductio ad tribadem, si je puis dire, qui vous anéantit. Beauvoir heureusement a laissé une œuvre, et elle se moque bien des pseudo-féministes qui hantent les rédactions. L’intelligence n’a pas de sexe.
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