Trop souvent, nous n’avons d’Hannah Arendt qu’une vue partielle, ou plutôt plusieurs, en apparence disparates : ici ses ouvrages fondateurs sur le totalitarisme, là ses essais éblouissants sur la crise de la culture, ailleurs encore son opposition résolue à ce qui allait devenir la vision dominante de la Shoah (celle d’un événement sorti de l’Histoire et même de l’humanité)… Ces fragments d’une pensée, nous avons peine à les articuler autrement qu’à travers la biographie d’Hannah Arendt, d’autant plus que celle-ci a délibérément refusé de nous livrer son discours de la méthode, affirmant qu’il faudrait pour l’énoncer se placer au-dessus de soi-même, voire en dehors.
Il faut accepter la « pesanteur du monde »
Bref si nul n’ose remettre en cause le rôle d’Arendt dans l’histoire des idées au XXème siècle, nombreux sont ceux qui font la fine bouche face à ce qu’ils considèrent comme une pensée impressionniste pour ne pas dire désarticulée, en l’absence d’un mode d’emploi livré clés en main. Bérénice Levet a le mérite, qui fait l’intérêt exceptionnel de son livre, d’esquisser un fil conducteur qui pourrait réunifier l’interprétation arendtienne du réel.
Bérénice Levet a donc choisi de s’aventurer au cœur du problème, celui de la méthode d’Hannah Arendt. Elle l’a fait à partir d’un aspect qui pourrait paraître a priori marginal, la fréquence des références artistiques et littéraires dans son œuvre. En fait, l’enjeu est central puisqu’il s’agit du rapport de la pensée avec la réalité, que selon Arendt, on ne peut pas vraiment saisir de l’extérieur comme si elle ne nous affectait en rien, ou pire, comme s’il s’agissait des éléments d’un jeu de construction disponibles pour les élaborations de notre intellect. La « conceptualisation du monde » pense Arendt, entraîne une perte essentielle, c’est pourquoi au lieu de déployer sur le réel « la légèreté fantomatique des idées », il faut accepter la « pesanteur du monde » qui ne se plie pas aux efforts de le façonner par des constructions intellectuelles.
Cette différente manière d’appréhender la réalité, elle fait plus que le prôner, elle le met en œuvre quand elle appuie sa réflexion sur des textes littéraires, sur des narrations et des figurations qui sont des « semences de vérité », celles de Blixen, de Conrad, de Proust, de Brecht, de Char, de Faulkner, de Kafka et surtout peut-être d’Homère et des tragiques. Selon Arendt, bien plus que la prétendue connaissance objective de la sociologie et de la science politique, seule l’œuvre d’art, montre à quel point l’homme et le monde sont indissociablement liés – alors que nous avons trop souvent tendance à les séparer.
L’artiste qui trouve le monde en lui et se retrouve lui-même dans le monde brise deux solitudes. D’un côté il « perfore la curieuse densité qui entoure ce qui est réel » et de l’autre, en assumant le monde, il échappe à la « fièvre de l’absurde », sartrienne en particulier, qui menace l’individu, surtout l’individu moderne, celui qui, pratiquant un déracinement systématique, « biffe son existence pour mieux vivre ».
Hannah Arendt recherche non des faits bruts mais des expériences de vérité. Autrement dit, elle ne dissocie pas la vérité du sens, de l’ébranlement que produit en nous l’événement, de notre accroissement d’humanité quand nous recevons le réel. D’où l’importance qu’elle accorde à l’imagination en tant que capacité d’accueil (imagination perceptive), donc d’extension de soi, et aussi au débat, qu’il soit extérieur, notamment civique, ou intérieur, avec soi-même. Depuis Socrate, la pratique du débat montre l’humanité comme acceptant sa finitude sans renoncer à ses capacités de renouvellement et d’extension.
Le mal résulte d’un manque, plutôt que d’une perversité
Cette démarche a évidemment sa source dans la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, dans le retour « à la chose même ». Mais la récusation des « constructions métaphysiques » qui placent le sens en dehors du réel, ne conduit pas Arendt à renoncer, comme Heidegger, à toute vision morale. D’une pareille indifférence (qui, chez Heidegger, fut interrompue par une embardée du côté des nazis) Hannah Arendt a été protégée par une sensibilité à la question du mal dont témoigne évidemment son travail sur le totalitarisme, notamment au procès Eichmann.
Le mal totalitaire, Hannah Arendt, si elle en décrit le fonctionnement dans le troisième volet des Origines du totalitarisme, ne prétend pas en donner les raisons suffisantes. Pour comprendre le totalitarisme, Arendt n’a pas recours à une causalité linéaire. La composition de l’œuvre en trois volets (L’antisémitisme, L’impérialisme, Le système totalitaire) le montre bien : il ne s’agit pas de remonter aux causes directes car un moment donné il y a eu un saut, une cristallisation d’éléments divers pour produire ce qu’ils ne contenaient pas d’avance : la catastrophe. Pourtant ce saut n’a pas été l’invention d’un génie maléfique, la catastrophe est arrivée au bout d’une pente que l’on n’a pas su interrompre. On ne peut donc que suivre Bérénice Levet quand elle cite Péguy : « Le déterminisme, dans la mesure où il est pensable, serait la loi de l’immense déchet. » Ou encore « celui qui annonce le pire n’est pas un prophète, simplement il ne croit pas au miracle, c’est à dire à la liberté ».
L’attitude d’Arendt au procès Eichmann participe donc d’une idée constante chez elle : le mal résulte d’un manque, d’un manque d’exercice de la liberté, plutôt que d’une perversité. Comme si le déterminisme avait une vérité négative : nous sommes sur une mauvaise pente et seuls résistent ceux qui font face au réel, c’est à dire, au premier chef, les écrivains et les artistes.
L’importance de l’artiste est donc double. D’une part il dit la vérité sur le monde, sur ce que nous vivons, d’autre part, il est le type de ce que peut, doit, être une attitude humaine : accueil et acceptation de ce qui nous limite pour en faire une œuvre humaine, un récit. C’est d’ailleurs pourquoi le héros tragique, le héros d’un récit, est le modèle de la justesse que nous nous devons à nous-mêmes. De ces figures qui sont à la fois des maîtres et des exemples, l’œuvre d’Arendt est ponctuée.
Le discours de la non-méthode
Le livre de Béatrice Levet surprend et stimule parce qu’il désigne exactement le lieu anthropologique et cosmologique d’où est partie Arendt. En même temps, il nous permet aussi d’en voir une limite. L’œuvre d’Arendt multiplie les aperçus et les exemples saisissants, mais elle n’a guère de méthode pour les articuler. Pour cette raison, elle peut donner une impression d’arbitraire ou de désinvolture informative. Les intuitions qui en sont la substance sont plus sûres que le récit qui les réunit. Ainsi, quand dans le chapitre qu’Arendt consacre à l’Affaire Dreyfus dans L’antisémitisme, elle donne trop l’importance à la vie de salon selon Proust, au point où le lecteur a l’impression que le sursaut républicain n’est l’affaire que du seul Clemenceau…
La difficulté si bien exposée par Béatrice Levet est celle de construire une vue historique sans philosophie de l’histoire, traditionnaliste ou progressiste. Comment ne pas osciller quand on construit une histoire à partir d’une collection d’expériences nécessairement bornées du monde ?
Bergson, un auteur qu’Arendt a frôlé, et qui, comme elle, a fait fond sur « l’empreinte de choses en nous », a rencontré lui aussi cette difficulté. Pour la résoudre il a proposé une réflexion sur la vie comme durée, « création continuelle, jaillissement ininterrompu de nouveautés », création de possibilités nouvelles. Hannah Arendt n’est pas allée dans cette direction. Elle semble plutôt s’être arrêtée à une vision de l’histoire comme lutte sans concession contre la dégradation des capacités humaines dont les peintres et les poètes ont été les héros exemplaires.
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