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Molière et les rappeurs


Molière et les rappeurs

La notice d’emballage (communément appelée chapeau) concoctée par Libé pour vendre son portrait en dernière page nous apprend « qu’à 31 ans le rappeur de Vitry d’origine comorienne affiche une credibility street de mec à la redresse ». Sur la photo, affalé contre un dossier de chaise, casquette sur les yeux, regard dans le vague, le « mec à la redresse » semble plutôt du genre à la ramasse. Son nom d’artiste c’est Rohff, ce qui signifie, révèle Le Parisien « Rimeur Offensif Honorant le Fond et la Forme ». Il peut sembler étrange pour un amoureux de la langue de choisir un pseudo qui évoque un aboiement, mais bon. À moi, il me donne l’impression d’offenser plus qu’il n’honore, mais ce ne sont peut-être que des préjugés. Dans Libé, on apprend aussi que Housni Mkouboi est « roi de l’ego-trip (art de se vanter), de la punch-line (phrase choc) et de la vanne très beauf ». Un triathlète de la connerie en somme.

Stéphanie Binet qui signe ce portrait est très au fait des bagarres, explications musclées et rivalités haineuses qui semblent être l’ordinaire du monde merveilleux du rap. Et elle choisit son camp : ce pauvre garçon, nous dit-elle, a été victime d’une « campagne de diffamation sur dailymotion et dans les DVD-magazines spécialisés, « la presse people du rap », comme les appelle son manager ». Parce que toutes ces embrouilles filmées par leurs protagonistes sont suivies et commentées avec passion par pas mal de monde. En fouinant un peu, vous découvrirez donc que Rohff et son frère appartiennent à des bandes ennemies et se sont pris la tête, ce qui a conduit le premier à la case prison et fait pleurer leur mère, tous les épisodes ayant fait l’objet d’interminables confessions postées sur dailymotion. Vous l’avez compris, Rohff cause d’abord à la racaille, avec ce mélange d’auto-complaisance victimaire, d’épate-bourgeois et de morale à trois balles qui constitue le fond de sauce du rap français ; il cause aussi à son fiston (dans le milieu, la paternité se porte très bien). À en juger par son succès dans la presse convenable, un bel avenir l’attend dans les beaux quartiers.

Car ce ne sont pas ses exploits nocturnes qui valent à Rohff sa semaine de célébrité. Enfin pas seulement. Rohff est en promo. Une demi-page dans Le Parisien, la dernière page de Libé. On attend Les Inrocks et Télérama avec impatience et surtout, on espère que les amis de Marc Cohen au service culture du Figaro offriront ce frisson canaille à leurs lecteurs. Partiellement composé à Fresnes – d’où il est sorti le temps d’un concert –, Le code de l’horreur a ce léger fumet de subversion qui les enchantera. À côté du genre bon garçon, dont le meilleur représentant est Abd el Malik, qui a également eu droit à une promo d’enfer, le genre artiste-voyou est très prisé ces temps-ci. Et dans cette catégorie, le Rohff, il a l’air difficile à battre. Avant d’atterrir à Fresnes pour cause de baston fraternelle, il avait écopé en 2002 de quinze mois avec sursis « pour avoir mis en joue des jeunes qui le testaient à la sortie d’une boîte de nuit d’Ivry », apprend-on encore dans Libé – curieux, ce testing à la sortie d’une boite de nuit, l’aurait-on empêché de quitter la boite parce qu’il est noir ? Il est, parait-il « en phase avec la société ». « Tellement en phase, que parfois, ça lui joue des tours à ce rappeur qui a grandi dans les mêmes quartiers de banlieue sud que des grands noms de la voyoucratie, écrit encore la délicieuse Binet. Ses accointances géographiques font fantasmer ses fans, tout comme ceux qui jalousent ses disques de platine. » En clair, ça semble vouloir dire qu’il est pote avec tous les truands de son coin, mais corrigez-moi si je me trompe. Quoi qu’il en soit, le gros vendeur est un bon client.

Je les vois venir tous ceux qui ne fonctionnent qu’au faciès. Le petit Comorien, pour vous, c’est forcément un imbécile. Eh bien, sachez qu’il en a dans le citron. Arrivé en France à l’âge de sept ans, il en a bavé pour apprendre le français, s’est retrouvé dans une voie de garage après avoir été « désorienté » et compte prendre des cours par correspondance pour passer son bac. « Je veux tout simplement me cultiver », dit-il, modeste. On se demande si c’est vraiment nécessaire puisque, selon lui, « les rappeurs aujourd’hui, écrivent mieux que Molière ». Faut-il le préciser, cette déclaration ne semble pas avoir fait sursauter le journaliste qui a jugé judicieux d’en faire le titre de son article. Plus fort que Molière, c’est bon ça. Un doute me saisit : et si j’étais en train de passer à côté de Molière, aveuglée par d’antiques préjugés ? Mieux vaut examiner sur pièces puisque les paroles de La grande classe, chanson-phare de l’album, sont disponibles sur Internet ; prenons deux vers au hasard : « J’ai pas changé, fuck ceux qui m’aiment pas. J’baisse pas mon froc mais le remonte jusqu’aux pecs comme Papa Wemba. » Quelle langue en effet, riche et poétique, imagée et colorée. Oui, c’est clair, un nouveau Molière est né. Un Molière noir. Un mois après l’élection d’Obama, il était temps.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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