Fin juin, le sommet de Bruxelles s’est soldé par un accord de façade sur les migrants. En coulisses, l’UE reste fracturée entre réfractaires à l’immigration massive et « eurofervents » menés par Emmanuel Macron. Si le président français jette l’anathème sur la « lèpre » populiste, il ne pourra rester sourd aux angoisses des peuples qui dictent l’agenda européen.
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L’accord « à l’arraché » conclu à Bruxelles au petit matin du vendredi 29 juin 2018 sur la crise migratoire ne doit pas faire illusion : l’unanimité des 28 participants à ce sommet n’a été obtenue qu’au prix de formulations ambiguës, de déclarations d’intention sans contenu tangible, de promesses qui n’engagent que ceux qui les reçoivent. À l’exception du renforcement rapide et conséquent de Frontex, corps commun de gardes-frontières postés le long des limites terrestres et maritimes de l’Union européenne, aucun des conflits qui déchirent l’UE depuis la vague migratoire de l’été 2015 n’est véritablement réglé.
L’ « Europe des valeurs » a dû s’incliner devant l’ « axe de la volonté »
La panique provoquée dans les cercles dirigeants de l’Union européenne par les victoires électorales des forces politiques dites « populistes » en Hongrie, Pologne, Autriche, Slovénie et last but not least en Italie, pays fondateur de l’Union, a contraint les tenants de la politique des bras grands ouverts à une retraite piteuse. À Bruxelles, le 29 juin, l’ « Europe des valeurs », celle qui se prétend l’arbitre des élégances morales à l’échelle continentale, a dû s’incliner devant l’« axe de la volonté » proclamé à Munich par le chancelier autrichien Sebastian Kurz et le ministre allemand de l’Intérieur Horst Seehofer, tourmenteur en chef de la chancelière Angela Merkel sur la question migratoire. En manifestant leur désir d’en finir avec la Willkommenskultur, déjà mise à mal au fil des mois, l’Autrichien et le Bavarois ont brisé l’isolement des pays du groupe de Visegrad (Pologne, Autriche, Slovaquie, République tchèque), que les « vertueux » d’Europe occidentale voulaient châtier pour leur refus radical de se laisser imposer des quotas de migrants extra-européens. Le Premier ministre hongrois Victor Orbán, leader charismatique de ce groupe, triomphe : rien ne sera imposé à ceux qui ne désirent pas faire de leur pays une nation multiculturelle, sinon de contribuer financièrement au renforcement de Frontex, et à la mise en place de centres d’accueil « contrôlés » (entendez fermés, mais silence, il ne faut pas le dire !) dans les pays de l’UE, ou dans les pays extra-européens qui se porteraient volontaires.
Loin d’être mis au ban de la communauté, les « Visegrad » et leurs nouveaux alliés partout en Europe ont imposé leur vision de l’Europe comme une option honorable, qui peut certes être discutée, voire récusée, mais qu’il n’est plus possible de diaboliser, comme ont tenté jusqu’au dernier moment de le faire, sans succès, les défenseurs autoproclamés de la vertu imposée d’en haut, Emmanuel Macron en tête…
Cela ne vous rappelle rien ?
Avant le sommet de Bruxelles, l’analyse du président français, reprise en boucle par ses suiveurs habituels de la grande presse et des médias publics, était apparemment limpide : il n’y a pas de crise migratoire, mais une crise politique fomentée et instrumentalisée par des forces d’extrême droite qui font leur miel électoral des peurs irrationnelles qu’ils provoquent dans des populations déstabilisées par la mondialisation de l’économie.
Cela ne vous rappelle rien ? Au début de ce siècle, les esprits inquiets qui s’alarmaient de la montée d’un islam radical dans les banlieues, et évoquaient les difficultés rencontrées par les enseignants, travailleurs sociaux et agents des services publics à faire respecter les valeurs de la République, étaient au mieux moqués, au pire taxés de racisme. Les gouvernants et leurs auxiliaires sévissant dans les sciences sociales parlaient d’une « panique morale » sans fondement factuel et d’une insécurité ressentie, expliquant tous les problèmes par la relégation sociale supposée. Contester cette doxa valait à ceux qui s’y risquaient d’être rangés parmi les séides de Marine Le Pen.
Aujourd’hui, Emmanuel Macron justifie ses anathèmes contre la « lèpre » populiste qui menacerait l’Europe en arguant de la diminution drastique du nombre des migrants atteignant aujourd’hui le territoire de l’Union. Mathématiquement, il n’a pas tort, mais politiquement, c’est du pur et simple foutage de gueule, si l’on me permet l’expression. Cette réduction conjoncturelle ne résulte pas d’un moindre désir des ressortissants des pays concernés (Afrique subsaharienne, Maghreb) de fuir leur misère pour chercher une vie meilleure en Europe, mais d’une organisation plus efficace de leur blocage en Libye, principal lieu d’embarquement des migrants. La Libye n’étant pas signataire de la convention de Genève sur les réfugiés, qui interdit de les refouler vers des ports « non sûrs », on sous-traite le sale boulot à ses gardes-côtes, que l’on subventionne pour cela.
L’ascension des forces populistes en Europe n’a pas commencé avec la crise des migrants
Bien entendu, de nouvelles filières sont en cours de création. Depuis le début de l’année 2018, on observe une recrudescence des passages de clandestins vers l’Espagne, et les signaux lancés par le nouveau gouvernement espagnol du socialiste Pedro Sanchez pourraient encore les encourager. À plus long terme, la tendance n’est nullement à une réduction, mais à une intensification drastique de la pression migratoire, comme l’a démontré avec brio l’universitaire américain Stephen Smith.
Un autre biais argumentatif des contempteurs des « populistes » est d’affirmer que la crise des migrants est le seul carburant de leur essor électoral. C’est oublier que l’ascension des forces politiques « antisystème » en Europe n’a pas commencé avec la grande crise de 2015. La question des migrants coagule une série d’autres problèmes liés à l’évolution des rapports des sociétés européennes avec leur composante musulmane et à leur plus ou moins grande acclimatation au multiculturalisme qui en découle. Or, à la différence de la question migratoire, ces thématiques ne sont pas du ressort des institutions européennes, mais relèvent des choix opérés par chaque nation, en fonction de son histoire, de ses traditions, de son projet.
La France et l’Allemagne sont les plus concernées par cette problématique, qui a déchiré, jusqu’à les faire exploser, les forces politiques traditionnelles, à gauche comme à droite. Les deux pays ont été, ces dernières années, la cible du terrorisme islamiste radical, et les musulmans vivant sur leur territoire, étrangers ou nationaux, sont soumis aux pressions des radicaux de toutes obédiences, les incitant à imposer leurs exigences cultuelles et culturelles dans le champ politique et social. En Allemagne, les Turcs, « travailleurs invités » du miracle économique d’outre-Rhin, ont été longtemps incités par le pouvoir kémaliste, qui les contrôlait étroitement, à pratiquer discrètement leur religion, et à se conformer, dans l’espace public, aux mœurs locales : pas de voile pour les filles à l’école, pas d’exigence de repas hallal pour la cantine, pas de refus de mixité pour les activités sportives ou les sorties scolaires.
La politique migratoire, un choix national
La prise de pouvoir par les islamistes de l’AKP, et le durcissement religieux constant imposé par le régime Erdogan à ses concitoyens de Turquie et de l’étranger, a changé la donne en Allemagne. On revendique maintenant de pouvoir prier en classe pendant les heures de cours, des repas hallal dans les écoles, la non-mixité dans les séances de piscine. Il va sans dire que le voile islamique est accepté dans les classes, quel que soit l’âge de celle qui le porte… Croyant bien faire, un collège de la petite ville de Herne, dans le land de Hesse a fait l’acquisition d’une vingtaine de « burkinis » pour inciter les jeunes filles musulmanes à participer aux séances d’apprentissage de la natation avec leurs petits camarades garçons. Du coup, par imitation, ou par réaction, en Bavière, les autorités régionales dominées par la CSU ressortent les crucifix des tiroirs pour les raccrocher aux murs des salles de classe, et réaffirmer la Leitkultur (« culture de référence ») chrétienne de l’Allemagne. C’est dire à quel point de confusion en sont nos voisins face à un problème qui dépasse de loin le droit d’asile et le sort à réserver aux migrants économiques…
En France, l’histoire postcoloniale, la montée de la radicalité et de la violence dans des territoires délaissés par les pouvoirs publics, les querelles idéologiques de plus en plus âpres entre les « multiculturalistes », les « indigénistes », les défenseurs de la tradition laïque française, la montée du nouvel antisémitisme sont au cœur du débat public. L’Europe, bien évidemment, n’a pas de réponse à cette question éminemment nationale, et ceux qui persistent à prétendre le contraire trompent le peuple. Une solution européenne à la crise des migrants, pour autant qu’elle puisse voir le jour, ne résoudra bien évidemment pas les autres problèmes liés à la présence de l’islam en France, en Allemagne ou ailleurs.
Une nouvelle norme est peut-être en train de s’imposer au sein de l’UE : le droit pour chaque pays de décider de sa structure démographique, de choisir ceux qu’elle invite à vivre sur son territoire. Ceux qui seraient tentés d’administrer des leçons de morale à la Hongrie ou à la Slovaquie feraient bien de se souvenir qu’à la différence de la Roumanie et de la Bulgarie, ces pays ont pris en charge l’importante minorité rom présente sur leur territoire, et fait en sorte que ces derniers ne viennent pas faire la manche dans nos métropoles avec leurs enfants en bas âge, sous l’ordre de chefs de clan investissant les bénéfices dans leurs demeures kitsch de Transylvanie…
Retour de bâton pour les « eurofervents » ?
Le seul résultat de la farce de Bruxelles a été de sauver (provisoirement ?) la soldate Merkel d’un putsch interne à la droite allemande en lui donnant juste assez de biscuits pour apaiser la CSU et Horst Seehofer. Les Bavarois devraient se satisfaire, en grommelant des mesures annoncées pour tarir le flux migratoire, et surtout crier victoire pour le passage à la trappe, dans l’accord final sur les questions économiques, du projet de budget commun de la zone euro, cheval de bataille d’Emmanuel Macron. Il avait été adopté, du bout des lèvres et avec de nombreux bémols, par la chancelière lors de leur entrevue au château de Meseberg, quelques jours avant le sommet de Bruxelles. C’est la « Ligue hanséatique » qui a eu sa peau. Ce groupe de 12 pays du nord de l’Europe emmené par les Pays-Bas est viscéralement hostile à tout ce qui peut ressembler, de près ou de loin, à une solidarité financière intra-européenne non assortie de la mise sous tutelle des pays demandeurs, comme ce fut le cas pour la Grèce.
Dans moins d’un an, les élections européennes viendront sanctionner la politique de chacun des dirigeants de l’UE. Leur résultat a toutes les chances d’être catastrophique pour les « eurofervents » emmenés par Emmanuel Macron. Les consultations citoyennes qu’il a lancées à grand bruit pour réveiller le désir européiste des peuples sont un flop retentissant, et n’attirent qu’un noyau réduit de convaincus. Comme de coutume, ce scrutin sera l’occasion pour les mécontents des gouvernements en place de donner un avertissement sans frais à leurs dirigeants, et au plus grand nombre de marquer leur désintérêt par l’abstention.
La gauche sociale-démocrate va sans doute rétrécir sérieusement au parlement de Strasbourg, avec le départ des travaillistes britanniques, la quasi-disparition de la gauche est-européenne, et l’effondrement des socialistes français. Le Parti populaire européen, aujourd’hui dominé par la CDU merkelienne, va opérer un mouvement vers la droite avec l’arrivée de députés français adoubés par Laurent Wauquiez, le déclin des européistes italiens de Berlusconi, et l’« axe de la volonté » austro-bavarois donnera alors le ton. L’avenir dira si cela ressemble à du Mozart ou à du Wagner. Quant à la mélodie française, si belle et si délicate, elle risque d’être à peine audible.
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