Du temps où le président turc Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP apparaissaient comme des islamo-conservateurs modernistes bon teint, rares étaient ceux qui y percevaient un danger pour l’Europe. Le géopolitologue Alexandre Del Valle est de ceux-là. Aux lendemains de sa réélection, il analyse La Stratégie de l’intimidation (Editions de l’Artilleur, 2018) islamiste dont la Turquie d’Erdogan est l’un des acteurs étatiques majeurs. Ici, Del Valle analyse la politique syrienne d’Erdogan, passé du soutien à l’Etat islamique au combat direct contre les Kurdes. Entretien 3/3.
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Daoud Boughezala. Y a-t-il des preuves incontestables de la complicité de l’Etat profond turc avec l’Etat islamique en Syrie ?
Alexandre Del Valle. Bien sûr, les services de renseignements russes comme américains et français l’ont attesté amplement, et en Turquie même, cela a été largement dit. Ainsi, le 29 mai 2015, le rédacteur en chef du quotidien turc Cumhurriyet, l’un des plus réputés du pays, Can Dündar, et son chef de service à Ankara, Erdem Gül, ont divulgué des images d’armes livrées par la Turquie aux djihadistes de Daech, et incriminant clairement l’armée, les services secrets militaires turcs et les milices syriennes pro-turques présentes en Syrie et liées parfois à Daech face au régime. Ce journal a depuis été pris pour cible par le gouvernement d’Erdogan. Les deux hommes ont été poursuivis et condamnés à de lourdes peines de prison. On peut citer également un autre célèbre journaliste de Cumhurriyet, jadis journal laïque opposé à l’AKP, Kadri Gürsel, qui a déjà fait un an de prison pour les mêmes raison de « complicité » de terrorisme et de « tentative de renversement du président »… Aujourd’hui encore, lorsque le régime d’Erdogan et l’armée turque combattent les Kurdes à l’ouest de l’Euphrate, alors que ces milices kurdes sont en pleine guerre contre Daech en d’autres points du territoires syrien, Ankara affaiblit le front anti-Daech et renforce de facto l’Etat islamique. Toutefois, s’il est indéniable qu’il n’y a plus de collaboration directe entre la Turquie et Daech, la coopération entre l’armée turque, ses milices turkmènes et arabes de Syrie et les djihadistes d’Al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie), Ahrar al Sham, Faylaq al-Rahmane, Jaich al islam, Mourad Sultan, Noureddine Al-Zinki, est toujours d’actualité et parfaitement officielle dans le Nord Ouest de la Syrie où la Turquie est en train de purifier ethniquement Afrine et ses alentours avec la coopération des djihadistes qui ont été exfiltrés d’Alep, la Ghouta ou ailleurs…
Plus opaque que la diplomatie et l’administration officielles, « l’Etat profond » turc est souvent accusé des pires maux. Comment le définiriez-vous ?
L’Etat profond turc (« Derin Devlet ») désignait jadis les forces les plus opposées au camp d’Erdogan. Le Derin Devlet désignait alors l’Etat militaire kémaliste, les forces de polices et les juges et partis politiques ou groupes mafieux nationalistes qui combattaient à la fois les Kurdes à l’Est, les opposants démocrates-libéraux et les Islamistes. C’est cet Etat profond militaro-kémaliste qui mit en prison Recep Taiyyep Erdogan en 1997 pour « incitation à la haine religieuse » au motif d’avoir récité un poème comparant les mosquées aux casernes et les minarets à des baillonettes » tout appelant au port du voile. Cet Erdogan des années 1994-1997, alors maire d’Istanbul, était le disciple du leader islamiste radical historique Necmettin Erbakan, connu pour ses théories du complot anti-juives et son culte de la charià. Ce gouvernement islamiste fut interdit et Erbakan fut démis par le dernier coup d’Etat (1997), ourdi à l’époque de façon douce mais efficace par l’armée via le Conseil national de Sécurité (MGK), alors instrument privilégié du Derin Devlet. L’ironie de l’histoire veut que ce même Erdogan victime de l’Etat profond à l’époque en est le chef absolu aujourd’hui et qu’il a fait mettre en prison, entre 2007 et 2018, la quasi-totalité des gradés militaires anti-islamistes et des kémalistes qui jadis le contrôlaient !
Les islamistes modérés de la confrérie de Fetullah Gülen ont été laminés.
Lesdits kémalistes ne sont d’ailleurs pas moins nationalistes que l’AKP d’Erdogan…
Ce qui s’est joué dimanche, avec l’espoir d’une opposition néo-kémaliste incarnée par Muharem Ince allié aux nationalistes du Bon Parti de Meral Askener, notamment, c’est la lutte jamais terminée depuis la fin de l’Empire ottoman (aboli par l’apostat « Atätürk » honni par les électeurs d’Erdogan) entre, d’une part, les « islamistes néo-ottomans» galvanisés par le revanchisme d’Erdogan et, de l’autre, les kémalistes anti-islamistes, en effet adeptes d’un nationalisme aussi radical que celui d’Erdogan mais sécularisé. Face à ces deux blocs, les islamistes modérés de la confrérie de Fetullah Gülen (accusés comme les kémalistes de tentative de putsch contre Erdogan) ont été laminés. Quant au parti de la Félicité, formation islamiste rivale de l’AKP, puis surtout les démocrates progressistes de gauche et les alliés kurdes, sont pris en sandwich. Il y a très peu d’espace pour eux. Par ailleurs, quand on est conscient de la popularité incroyable d’Erdogan qui a lui-même attiré les voix de nombreux nationalistes jadis pas spécialement islamistes comme le parti d’extrême droite MHP qui le soutient aux élections législatives et présidentielle, il y avait fort à parier que le réservoir électoral des opposants à la coalition pro-Erdogan AKP-MHP ne dépasserait pas les 35 %, car les kémalistes et nationalistes de Meral Askener sont tout aussi anti-kurdes et nationalistes que les électeurs d’Erdogan, ce qui rend idéologiquement et existentiellement impossible un front commun.
La Turquie laïque et acculturée de l’Ouest a été vaincue politiquement et civilisationnellement.
Pour conquérir les esprits puis les électeurs, Erdogan a-t-il avant tout misé sur l’islamisme ? Le nationalisme turc ? Une synthèse des deux ?
Le secret du succès d’Erdogan et de son équipe « national-islamiste » depuis la fin des années 1990 lorsqu’a été créé l’AKP par des islamistes réchappés du dernier coup d’Etat décidés à dékémaliser la Turquie et la faire renouer avec son passé ottoman et son identité islamique, a été de flatter l’orgueil blessé de millions de Turcs anatoliens sunnites conservateurs et pratiquants, choqués par le laïcisme agressif d’Atätürk et de ses successeurs qui ont en fait acculturé ce pays qui fut à la tête du monde musulman sunnite et du Sultanat-Califat durant 5 siècles. Comme Poutine en Russie, Erdogan est populaire auprès des citoyens lambda majoritaires attachés à leur identité et impopulaire au sein des élites kémalistes et pro-occidentales laïcisées puis des classes moyennes minoritaires de l’Ouest du pays qui ont voté pour le kémaliste Muharem Ince. D’un certain point de vue, cette Turquie laique et acculturée de l’Ouest a été vaincue politiquement et civilisationnellement depuis l’arrivée de l’AKP au pouvoir, c’est pourquoi Erdogan a qualifié sa réforme constitutionnelle visant à faire de lui l’équivalent d’un néo-sultan tout puissant ou « Atätürk » à l’envers de « changement civilisationnel ». C’est d’ailleurs le même tsunami d’indigénisme islamiste porté aussi par les Frères musulmans depuis 1928 en réaction à l’abolition du Califat et de la Charià qui a permis aux Frères musulmans de remporter nombre d’élections au Maroc, à Gaza, en Tunisie, au Yémen et surtout en Egypte avant et surtout après le fameux « printemps arabe » dont Erdogan fut l’un des héros et inspirateurs puisqu’il apparaissait comme celui qui allait permettre la victoire des forces islamistes jadis persécutés par les militaires grâce aux urnes. Certes, Al-Sissi en Egypte ou avant lui les militaires algériens face au FIS en ont voulu autrement, mais il n’empêche que les « islamistes de gouvernement » proches des visions des Frères musulmans comme Ennahda en Tunisie, le PJL en Egypte ou l’AKP en Turquie sont portés par une réelle légitimité et popularité que les coups d’Etat ne vont pas effacer.
Erdogan avait désigné au début de la guerre en Syrie le régime alaouite-bassiste de Bachar comme l’ennemi à égalité avec les Kurdes.
Soutien des groupes islamistes syriens qui contrôlent la province d’Idleb, la Turquie s’est également rapprochée de l’Iran et de la Russie, pourtant alliés de Damas. Maintenant que le maintien au pouvoir de Bachar Al-Assad est assuré, quel est l’objectif de la politique syrienne d’Erdogan ?
L’objectif prioritaire d’Erdogan est d’endiguer la progression des Kurdes séparatistes des YPG (cœur des fameuses Forces démocratiques syriennes, FDS aidées par les Etats-Unis dans le Nord de la Syrie et à l’Est), et cette idée est très populaire en Turquie où nationalistes fascistes du MHP, nationalistes de droite du Bon Parti et nationalistes de gauche du CHP sont d’accord sur ce point avec le gouvernement AKP d’Erdogan. Les séparatistes kurdes de Syrie, contrairement à ceux d’Irak, se réclament du chef emprisonné du PKK kurde de Syrie, Oçalan, et ils sont vus comme l’ennemi suprême externe allié de l’ennemi intérieur kurde indépendantiste et terroriste (PKK). Tout doit être fait pour le réduire. L’action de l’armée turque, dont la priorité est depuis le début de la guerre civile syrienne de bloquer les Kurdes des FDS et des YPG à l’ouest de l’Euphrate afin de les empêcher d’accéder à la Méditerranée et de faire la jonction avec les Kurdes de l’Est de la Syrie, est globalement accomplie. Erdogan a emporté l’adhésion de nombreux turcs islamistes et nationalistes qui ont voté en partie pour l’AKP, alliée aux ultra-nationalistes fascisants du MHP (Loups gris) au Parlement turc et lors de ces élections. Toutefois, là où les « islamo-nationalistes » pro-Erdogan et les nationalistes-laïques divergent, c’est sur le fait de considérer Bachar al-Assad comme un ennemi. Erdogan avait désigné au début de la guerre le régime alaouite-bassiste de Bachar comme l’ennemi à égalité avec les Kurdes, d’où le soutien du régime d’Erdogan à la plupart des groupes de rebelles islamistes sunnites anti-Assad.
Erdogan a dû composer avec la Russie après le putsch manqué contre lui.
Cette politique syrienne fait-elle l’unanimité en Turquie ?
Non. Le leader des Kémalistes turcs, l’outsider des derniers élections en Turquie, Muharem Ince, a fortement dénoncé la politique d’accueil massif de réfugiés syriens en Turquie (deux millions) et en toute logique de la part d’un opposant nationaliste-laïque pour qui l’ennemi direct principal sont les islamistes, il a également promis de reprendre des relations cordiales avec le régime de Bachar al-Assad. De son coté, en pragmatique-populiste adepte de la eealpolitik et des rapports de force, Erdogan a dû modérer sa croisade islamiste anti-Bachar al-Assad, et il a dû composer avec la Russie après le putsch manqué contre lui supposément perpétré par les milieux militaires turcs pro-Américains et pro-Fettulah Gulen. Estimant que les menaces principales sont les putschistes turcs pro-occidentaux, les Kurdes et leurs soutiens atlantistes, le président turc faisant le calcul suivant après plusieurs années de conflit larvé avec Moscou autour du régime syrien : « les Russes n’ont pas cherché à me renverser par un putsch contrairement aux pays de l’OTAN qui ont soutenu celui de l’été 2016 contre moi, et s’ils me laissent réduire les milices kurdes puis faire du Nord-Ouest de la Syrie (ouest de l’Euphrate) une base islamiste pro-turque au détriment des Kurdes, alors je peux m’entendre très bien avec Poutine et abandonner des légions rebelles et djihadistes anti-Assad à la Ghouta, à Alep », puisque le départ de Bachar n’est plus une priorité.
En Syrie, les Turcs ont persuadé leurs protégés islamistes d’évacuer des places-fortes au profit des forces loyalistes.
A qui profite le renoncement d’Ankara à ce qui était initialement son objectif numéro un en Syrie ?
Cet extrême pragmatisme (Kurdes contre djihadistes) a finalement permis à la Russie avec ses partenaires iranien et turcs, d’obtenir de réels succès lors des réunions d’Astana et Sotchi, où pour la première fois, les forces rebelles islamistes sunnites anti-Assad ont rencontré des représentants du régime et ont ainsi réussi à mettre en place quatre grandes zones de désescalade, dont Alep et la Ghouta, où les Turcs ont persuadé leurs protégés islamistes et djihadistes d’évacuer des places-fortes rebelles au profit des forces loyalistes de Damas appuyées par l’armée russe. L’idée est que la Turquie continue à paraître défendre les rebelles anti-Assad exfiltrés dans le nord-Ouest syrien en les utilisant pour déloger les Kurdes massacrés et déportés vers l’Est, tout en laissant les Russes et les forces chiites pro-iraniennes vaincre les islamistes syriens (abandonnés par Ankara) dans le reste du territoire syrien… Le summum de la realpolitik est d’ailleurs intervenu lorsque Poutine, qui a habilement su retourner Erdogan en lâchant les Kurdes, s’est entendu avec son homologue israélien Benyamin Netanyahou le 9 mai dernier à Moscou sur le dos des milices chiites, le Hezbollah et les forces iraniennes Al-Qods en Syrie, de plus en plus gênants pour tout le monde. Dans le cadre d’une solution politique de sortie de crise en Syrie, les Russes et les Turcs laissent en effet mater les milices chiites pro-iraniennes dans le Sud tout en étant partenaires de Téhéran sur d’autres fronts… Bienvenue dans le monde multipolaire, un monde fait de cynisme et de retour de la Realpolitik que le « Bisounoursland » ouest-européen a le plus grand mal à comprendre.
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