Du temps où le président turc Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP apparaissaient comme des islamo-conservateurs modernistes bon teint, rares étaient ceux qui y percevaient un danger pour l’Europe. Le géopolitologue Alexandre Del Valle est de ceux-là. Au lendemain de sa réélection, il analyse La Stratégie de l’intimidation (Editions de l’Artilleur, 2018) islamiste dont la Turquie d’Erdogan est l’un des acteurs étatiques majeurs. Entretien 2/3.
>>> Retrouvez la première partie de l’entretien ici. <<<
Daoud Boughezala. Il y a une quinzaine d’années, à son arrivée au pouvoir, l’AKP faisait figure de mouvement islamo-conservateur acquis aux valeurs de la démocratie libérale. A l’époque, vous étiez l’une des rares voix dissonantes rappelant l’idéologie foncièrement islamiste et antisémite d’Erdogan. Au cours de ses années passées au pouvoir, a-t-il progressivement tombé le masque ?
Alexandre Del Valle. Je vous sais gré de rappeler le fait qu’à l’époque, dès 1997, et à ma grande surprise d’ailleurs (car mon seul mérite était de regarder les faits en face et de me rendre en Turquie), j’étais le seul à dénoncer la naïveté des élites occidentales qui ont littéralement « adoubé » Erdogan en le présentant comme l’équivalent turco-musulman des « démocrates-chrétiens ». Erdogan apparaissait comme le défenseur d’un « islam modéré pro-occidental ». Washington comme Bruxelles vantaient son libéralisme économique, son atlantisme et sa candidature à l’Union européenne, alors que l’agenda à peine caché d’Erdogan faux démocrate, vrai islamiste était d’utiliser le bouclier juridico-moral de l’Europe et l’allié américain comme des béliers ou « alliés de revers » face à « l’ennemi proche » kémaliste. Je suis consterné de constater que ceux-là-mêmes qui qualifiaient de « turcophobes » ou d’ « islamophobes » les opposants à la Turquie dans l’Europe restaient totalement sourds aux avertissements des Turcs progressistes inquiets de l’agenda d’Erdogan : soufis, Alévis, nationalistes laïques-kémalistes, gauche progressiste, lesquels avertissaient l’Europe qu’Erdogan était historiquement un islamiste pur et dur issu du mouvement radical Milli Görüs, appuyé par les grandes confréries panislamistes nostalgiques du Califat ottoman (Suleymanci ; Naqshbandiyya, etc), allié des Frères musulmans dont il fait le signe en public, un tyran national-islamiste qui n’a jamais renié son antisionisme teinté d’antisémitisme et son anti-occidentalisme. J’ai rappelé dans ces ouvrages qu’Erdogan est l’auteur dans les années 1990 d’une pièce de théâtre intitulée « Maskomya » qui dénonce le « complot maçonno-communiste-Juif » (MASsoun-KOMunist-YAhoudi). Et tout le monde savait en Turquie qu’Erdogan a déclaré publiquement que la démocratie n’est « pas une fin mais un moyen » ; qu’elle est « comme un tramway : une fois arrivé au terminus, on en descend »…
Pourquoi nos dirigeants se sont-ils si longtemps voilé la face ?
J’avoue être fort surpris que les médias occidentaux et la classe politique européenne aient attendu 2013-2016 (répression des opposants à Erdogan lors de la manifestation du parc de Gezi, puis purges massives après le putsch manqué de l’été 2016 contre Erdogan ) pour prendre la mesure de la nature panislamiste, néo-ottomane et islamo-fasciste d’Erdogan et de la mouvance qu’il représente. Je dis étonné car lorsque l’on connait les milieux du renseignement et nos administrations, il est impossible de croire que nos dirigeants n’avaient pas les informations de base que tous les kémalistes et démocrates-progressistes turcs exprimaient alors librement. Nos ambassades, espions et correspondants de presse en Turquie savaient qui était Erdogan et quel était son « agenda », alors caché comme le disaient les kémalistes turcs, agenda désormais public. En réalité, il y a eu une immense partie de poker-menteur de la part de nos dirigeants occidentaux, tantôt influencés par les néo-conservateurs américains, tantôt culpabilisés par les lobbies islamiquement corrects de la gauche tiersmondiste, tous faisant croire qu’ils croyaient à l’ « islamisme modéré » d’Erdogan. C’était la même fable que celle du « printemps arabe », présenté comme « l’avènement de la démocratie arabo-musulmane » et qui a été récupéré par les Frères musulmans alors choyés par Georges Bush et Barak Obama avant de dégénérer en « hiver islamiste ». Ces derniers voyaient dans l’islam conservateur type AKP ou Frères musulmans un « juste milieu » entre laïques nationalistes trop socialistes et l’islamisme anti-occidental et djihadiste d’Al-Qaïda. Erdogan devait être l’homme référence du projet de nouveau « Grand Moyen Orient » islamo-démocratique. Cette stratégie cynique fondée sur la compromission avec les puissances de l’islamisme « institutionnel » dont le Qatar et les Frères musulmans sont les champions et Erdogan le leader charismatique, explique que l’Union européenne ait ouvert les négociations d’adhésion à l’UE avec un pays qui occupe Chypre depuis 1974, qui nie le génocide arménien, qui menace d’envahir les îles grecques de la Mer Egée et dont les dirigeants néo-islamistes (AKP-Erdogan) appellent les musulmans d’Europe à ne pas s’intégrer et à participer à l’islamisation-conquête du Vieux continent. La faute de ceux qui ont ouvert les négociations d’adhésion avec Ankara est d’autant plus grave qu’elle constitue une fausse promesse qui est constamment utilisée par Erdogan pour exercer son chantage moral en nous accusant de ne pas tenir notre engagement et donc « d’humilier les Turcs et les musulmans ».
Sans doute nos élites pro-turques ont-elles espéré déradicaliser Erdogan en le présentant comme un interlocuteur fréquentable…
L’aveuglement volontaire de nos dirigeants et des penseurs turco-béats qui ont diabolisé tous les opposants à la candidature de la Turquie (voulue par les Etats-Unis, l’OTAN et les milieux financiers, car l’AKP était plus atlantiste et anti-étatiste que les nationalistes-kémalistes) ont fait un tort énorme à la fois à la Turquie kémaliste, laïque et occidentalisée, et à la sécurité européenne, mise en danger par la stratégie d’ingérence et d’irrédentisme néo-impériale visant, comme l’a dit Recep Taiyyip Erdogan lors de son meeting historique à Sarajevo durant la campagne, à faire de la Turquie AKP le « protecteur » de tous les musulmans d’Europe… En ouvrant les négociations avec la Turquie en 2005 en vue de son adhésion pourtant structurellement impossible (en raison de l’occupation illégale de 37 % de Chypre par l’armée turque), la Grande-Bretagne, qui présidait à ce moment l’Union européenne, nous a joué encore une fois un sale coup, ce qui donne a posteriori une fois de plus raison à De Gaulle qui pensait que la Grande-Bretagne n’avait pas les mêmes intérêts que les pays européens continentaux puisque son allégeance va d’abord à l’OTAN et aux Etats-Unis, qui eux, ont intérêt à diluer l’Union européenne par un élargissement sans fin vers les pays atlantistes de l’Est et du sud…
C’est Ankara qui a bloqué le processus d’adhésion à l’UE en refusant systématiquement de se conformer au droit européen notamment à Chypre.
Je suis littéralement sidéré que des chroniqueurs célèbres et des hauts dirigeants politiques européens osent encore aujourd’hui soutenir l’idée que ce serait « le rejet européen » de la Turquie qui aurait poussé Erdogan et l’AKP à se radicaliser et s’islamiser ! Dans mon dernier livre, je qualifie ce genre de raisonnement – qui insulte les valeurs et le droit européen et international ainsi que le bon sens – de « syndrome de Stockholm antérograde », dans la mesure où il revient à donner des excuses à son prédateur en rendant son propre camp responsable des attaques de l’agresseur. En effet, comment reprocher aux instances européennes de ne pas avoir fait entrer la Turquie dans l’Union sachant que c’est Ankara qui a bloqué le processus en refusant systématiquement de se conformer au droit européen notamment à Chypre, où près de 40 % d’une partie du territoire de l’UE est occupé et colonisé par un tiers ? Quand les dirigeants turcs accusent les Européens d’avoir « humilié » la Turquie en bloquant son intégration, ils savent donc pertinemment que cela est factuellement faux, mais ils ont raison d’essayer de renverser les rôles si leurs interlocuteurs sont culpablisables et respectifs !
Ankara a tout de même intégré une grande partie du droit européen. Niez-vous ses efforts pour intégrer l’UE ?
La Turquie a refusé de se conformer à « l’acquis communautaire » en bloquant l’Union douanière et l’ouverture de ports et d’aéroports turcs à Chypre, juste afin de ne pas reconnaître – même indirectement – le gouvernement légal de la République de Chypre qu’ils sont pourtant contraints de reconnaître pour intégrer le « club UE ». A-t-on déjà vu un pays entrer dans un club à ses propres conditions et en refusant de reconnaître un membre à part entière de ce même club ? On pourrait également parler de la violation des droits des Alévis (minorité musulmane syncrétique et laïque ratachée au chiisme très répandue en Turquie), de l’emprisonnement des militaires, journalistes et intellectuels laïques depuis 2008 (« procès Ergenekon ») ou du négationnisme turc, de l’embargo inhumain sur l’Arménie, sans oublier les meurtres de prêtres et évèques catholiques ou de leaders turco-arméniens en Turquie depuis 2006… Les raisons de la non-intégration de la Turquie dans l’UE sont pléthore, mais Erdogan a beau jeu d’activer les rouages du « complexe occidental », titre d’un autre de mes ouvrages qui aborde la « question turque ».
La stratégie de l'intimidation: Du terrorisme jihadiste à l'islamiquement correct
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Le complexe occidental - Petit traité de déculpabilisation
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à suivre…
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