Le destin de l’Aquarius, ce bateau de migrants finalement accueilli à Valence en Espagne après une semaine de dérive en Méditerranée, est symptomatique de la « politique » européenne en matière d’immigration: chaotique.
La polémique autour de l’Aquarius est aussi déprimante que révélatrice de l’état d’esprit qui imprègne les grandes capitales d’Europe Occidentale. L’Espagnol Sanchez fait preuve de noblesse d’âme et vole au secours des migrants sans penser deux fois aux conséquences de son geste sur sa propre frontière avec l’Afrique. Quant à Macron, il saute sur l’occasion pour taper sur les populistes fraîchement arrivés au pouvoir en Italie quitte à égratigner la qualité de la collaboration avec un membre du G7. Et tous oublient l’essentiel qui est de « réparer » la Libye, un pays qui saigne depuis 2011, date de la funeste intervention internationale dont les Libyens et les migrants paient encore les pots cassés.
Une bijouterie sans portes ni fenêtres
S’il y a un coupable de la détresse des 629 migrants à la dérive au cœur de la Méditerranée c’est bien le duo Cameron-Sarkozy. En provoquant la mort de Kadhafi (à la suite d’un lynchage infâme), ces deux chefs d’Etat ont privé l’Europe d’un interlocuteur qui scellait sa frontière au sud-est. Désormais, le téléphone sonne dans le vide à Tripoli. Nous n’avons plus personne à qui parler car nous avons détruit l’Etat libyen.
Toute approche sérieuse du problème de l’immigration illégale dépend de la résolution du problème libyen. Pour préserver la vie des migrants, il faut les arracher aux griffes des mafias qui ont occupé l’espace politico-administratif libéré par les bombes franco-britanniques. Emmanuel Macron lui-même, lors de son discours remarqué devant les étudiants de Ouagadougou, a mis le doigt sur la réalité de la traite humaine qui s’active dans les eaux libyennes. Malheureusement, il n’a pas réussi à traduire son diagnostic en une action réelle en Méditerranée, une action qui combine la force et la politique. Il s’agit d’une tâche extrêmement difficile mais incontournable et qui mérite la mobilisation de nos meilleurs talents. On sait former des coalitions à la va-vite pour détruire un régime, certes abject, mais on ne parvient pas à se mettre d’accord entre Européens pour couper l’herbe sous le pied des trafiquants ! Décidément, plus le temps passe, plus l’Europe ressemble à une énorme bijouterie sans portes ni fenêtres.
Et Pedro Sanchez décida du destin de l’Europe…
Et tel est précisément le projet de Pedro Sanchez : scier les barreaux qui hérissent l’immense frontière méridionale de l’Espagne qui est aussi celle de l’Europe. Arrivé au pouvoir par effraction, grâce à une motion de censure (il n’a pas été élu et son parti ne détient la majorité des sièges au parlement), Pedro Sanchez est pressé de démanteler les protections soigneusement mises en place par ses prédécesseurs. Son ministre de l’Intérieur vient d’annoncer qu’il fera arracher les barbelés qui couvrent la frontière terrestre séparant le Maroc de Ceuta et Melilla, enclaves espagnoles en territoire africain. Un clin d’œil sans équivoque à destination des milliers d’Ivoiriens, de Maliens et de Guinéens, coincés au Maroc, et qui attendent le moment propice pour partir à l’assaut de la frontière. Il s’agit d’un ensemble de deux murs de six mètres de haut chacun, séparés par un chemin de patrouille et surveillés en permanence par des dispositifs électroniques. Le seul moyen de passer est de faire partie d’une marée humaine (à 200 ou 300) à même de déborder les capacités de réaction des policiers espagnols. Les plus chanceux s’équipent de gants et de couvertures pour ne pas se déchirer les doigts au contact des barbelés tranchants. Le jeu en vaut la chandelle car il suffit de poser le pied côté espagnol pour être couvert par le droit européen qui interdit les expulsions « à chaud ».
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En prenant la décision d’enlever les barbelés, donc d’entrouvrir de facto la frontière, Pedro Sanchez met les Marocains dans l’embarras. En effet, les policiers marocains font barrage aux migrants avec la plus grande difficulté au monde. Comment convaincre des jeunes qui ont traversé le désert à pied de ne pas tenter la chance de leur vie, si près de l’objectif ? L’exercice est difficile car la zone frontalière est un maquis idéal constitué de ravins profonds et de pinèdes denses. Le sujet épineux aussi sur le plan politique car le Maroc n’a jamais reconnu la souveraineté espagnole sur Ceuta et Melilla. Il se retrouve donc à dépenser chaque année des millions d’euros pour surveiller une frontière qu’il ne reconnaît même pas officiellement. Rien ne dit que le Maroc va continuer à jouer le bon élève si l’Espagne s’amuse à attiser artificiellement la tension aux alentours de Ceuta et Melilla.
L’anarchie européenne
Ce vendredi 15 juin, ils ont été 686 à tenter leur chance entre le Maroc et l’Andalousie : un record. Quatre ont été repêchés sans vie. Et ce n’est qu’une entrée en matière car les côtes espagnoles ne sont séparées des plages africaines que par quelques heures de navigation. Du Sahara marocain jusqu’aux Canaries, il faut compter une vingtaine d’heures en chaloupe ; depuis Saint-Louis au Sénégal deux ou trois jours. Durant les mois d’été lorsque la mer est calme, la tentation est grande de prendre le large surtout quand on laisse derrière soi la misère et la violence.
En réalité, tout le monde a raison en même temps. Pedro Sanchez avec ses bons sentiments, Matteo Salvini avec son ras-le-bol contre le manque de solidarité entre Européens et Emmanuel Macron qui s’indigne contre l’insensibilité des Italiens. Mais avoir raison dans son coin ne suffit pas. La Méditerranée n’étant pas assez large pour séparer l’Europe de l’Afrique, il faudrait regarder loin et penser grand. Pratiquer un leadership qui permette à la fois de sauver les vies et de garantir la souveraineté. Nicolas Sarkozy, avant de casser la Libye, avait mis sur la table le projet d’une Union pour la Méditerranée, une superbe initiative vite torpillée par les Allemands. Il est grand temps de la ressusciter. En effet, l’Europe ne peut pas choisir ses voisins mais elle doit co-écrire avec eux le meilleur règlement de copropriété possible.
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