Moralement contestable, le rappeur ne tombe pas sous le coup de la loi. Ne lui faisons pas le cadeau de la victimisation en piétinant les libertés publiques.
Le rappeur Médine est programmé au Bataclan les 19 et 20 octobre prochain. Visiblement, sa venue au sein même de l’enceinte où eurent lieu les dramatiques événements du 13 novembre 2015 perpétrés au nom du djihad, fait polémique. Depuis quelques jours en effet, réapparaissent tant des photos de l’artiste posant avec un t-shirt « jihad » que des paroles très douteuses sur la laïcité issues d’une chanson intitulée « Don’t Laïk » sortie en 2015.
Pour ma part, il est certain que je n’irai pas aux représentations. On ne pourra pas dire que je suis un fan de rap. C’est un genre musical pour lequel je n’éprouve en réalité que peu d’intérêt. Pour m’être un peu renseigné sur Médine, sa prose ne m’apparaît pas particulièrement intéressante et musicalement je trouve son style oppressant.
Le droit et la morale
Mais il convient de séparer deux choses. D’une part, la critique de la venue de Médine au Bataclan (qui relève de l’éthique ou encore de la morale) et, d’autre part, la demande d’annulation de ses représentations qui relève du droit.
Le Bataclan est une salle que j’apprécie pour avoir souvent eu l’occasion de m’y rendre avant les dramatiques événements de 2015. C’est plutôt pour des concerts de métal que j’y allais, genre musical dans lequel on retrouve des groupes aux noms ou textes qui traitent de la mort, de la violence, de la douleur ou encore du désespoir. Je me souviens bien en particulier d’un concert au Bataclan du groupe Paradise Lost en mai 2012. J’y avais acheté un t-shirt de fan hors de prix (orné de squelettes et de têtes de mort, dont le visuel ferait bondir Christine Boutin) et notamment entendu la chanson « Symbol of life » dont les paroles (« can’t get by with what I’ve got, always dwell on what I’ve lost, just a loaded gun, a symbol of my life » : je ne me satisfais pas de ce que j’ai, je m’attarde toujours sur ce que j’ai perdu, un fusil chargé est le symbole de ma vie) pourraient laisser penser qu’elles font l’apologie de la mort ou du suicide.
Je ne sais pas si mon t-shirt est tout aussi présentable que celui de Médine et si les chansons entendues au Bataclan ce soir là étaient tout autant moralement convenables que celles du rappeur. Pourtant ce spectacle n’a jamais été juridiquement remis en cause.
Les contraintes de l’Etat de droit
S’agissant de Médine, au-delà même de la simple contestation morale, certaines personnalités d’Aurore Bergé à Marine Le Pen, ont demandé à ce que les représentations du mois d’octobre soient annulées. Pour cela, elles ont appelé les autorités de police à employer les mêmes armes juridiques que celles utilisées à l’occasion de l’affaire Dieudonné en janvier 2014.
Nous sommes dans un Etat de droit dans lequel la création artistique est libre. Pour la Cour européenne des droits de l’homme, cela veut dire concrètement que peuvent être valablement tenus des propos qui heurtent, choquent, ou inquiètent. La liberté d’expression et de représentation va très loin en France. En principe, elle autorise même Bertrand Cantat à exercer son métier et elle permet aussi au Gouvernement d’organiser des spectacles de très mauvais goût, comme par exemple celui d’une course d’enfants entre les tombes des soldats morts pour la France à Verdun en 2016.
Soyons prudents en la matière, car si toute représentation qui heurte ou qui choque devait être annulée, bientôt il n’y aura guère que Chantal Goya pour se produire en spectacle.
Si les propos du rappeur et ses influences artistiques (réelles ou supposées) peuvent légitimement poser des cas de conscience à certains, dès lors qu’on se pose la question de l’interdiction d’un spectacle, il convient de raisonner non sur le terrain de la morale ou du bon goût mais sur celui du droit.
Aucun trouble à l’ordre public
Or, l’état du droit actuel ne plaide certainement pas en faveur d’une interdiction, qui demeure une exception aux principes de liberté d’expression et de réunion.
Pour interdire une représentation, il convient d’alléguer un trouble à l’ordre public. Ce trouble peut être de deux ordres, soit il est propre au spectacle lui-même (atteinte à la dignité de la personne humaine), soit il en est extérieur (risque de violences, attroupements, bagarres, manifestations).
Au premier abord, la comparaison avec l’affaire Dieudonné de 2014 apparaît tentante au premier abord pour justifier une demande d’interdiction. Mais elle ne saurait fonctionner ici car il existe en réalité deux différences majeures avec le cas Médine.
En 2014, le Conseil d’Etat avait estimé que Dieudonné ne pouvait pas se produire car son spectacle en lui-même troublait l’ordre public en tant qu’il portait atteinte à la dignité de la personne humaine.
Comparaison avec Dieudonné n’est pas raison
Pour cela, le Conseil d’Etat avait relevé d’une part que Dieudonné avait déjà fait l’objet de multiples condamnations pénales pour des propos à caractère antisémite et, d’autre part, que de tels propos pénalement répréhensibles, en particulier ceux visant un journaliste, allaient être tenus avec certitude dans le spectacle dont l’interdiction était demandée.
La réunion de ces deux conditions faisait qu’existait un trouble à l’ordre public permettant de prononcer une mesure d’interdiction.
Concrètement, pour qu’une telle mesure d’interdiction à l’encontre d’un spectacle de Médine puisse aboutir, il conviendrait alors de considérer que :
– les propos tenus par l’artiste soient pénalement répréhensibles ;
– une quasi-certitude existe quant à leur prononcé en octobre prochain.
Or, ces deux conditions apparaissent très difficilement pouvoir être réunies aujourd’hui.
Si les propos du rappeur Médine peuvent heurter, choquer ou inquiéter, il semble manifestement que ni l’album « Jihad », ni les propos polémiques tenus en 2015, fussent-ils de très mauvais goût, n’ont entraîné la condamnation pénale de leur auteur.
Pas d’apologie du terrorisme
S’agissant des représentations du mois d’octobre, aucune certitude n’existe quant au prononcé de certaines paroles. Il n’est pas sûr que les chansons polémiques soient chantées. L’affiche du spectacle programmé est particulièrement sobre, on y voit l’artiste de dos, mention de son nom, du lieu et de la date des concerts. Elle ne dégage aucune violence particulière a fortiori, pas d’apologie d’un acte terroriste.
On pourrait même être tenté de dire qu’un mauvais procès lui serait fait. En effet, si Médine se produit au Bataclan, n’oublions pas que c’est parce qu’il y a été invité et qu’en 2018, il sortait une chanson intitulée « Bataclan » en forme d’hommage à la salle parisienne meurtrie par les attentats du 13 novembre. Il n’est donc pas évident qu’il fasse l’apologie du drame qui s’est produit dans cet établissement.
La tenue des spectacles en octobre prochain n’apparaît pas en elle-même de nature à troubler l’ordre public et donc de permettre à ce qu’une interdiction soit prononcée.
Il existe beaucoup trop d’ambiguïtés quant à la teneur des représentations. Si bien que s’engager sur le fondement de l’atteinte à la dignité de la personne humaine, c’est assurément courir à l’annulation par un juge administratif et offrir une victoire judiciaire sur un plateau à l’artiste sulfureux. Ce serait une catastrophe.
Ce fondement juridique d’atteinte à la dignité de la personne humaine implique la réunion de circonstances tellement particulières que même à l’égard de Dieudonné il ne fonctionne plus aujourd’hui. Depuis 2014, le Conseil d’Etat s’est même prononcé à deux reprises en sa faveur considérant que ses spectacles ne portaient nullement atteinte au principe de dignité de la personne humaine, il continue donc tranquillement de se produire dans l’hexagone auréolé de ses victoires judiciaires C’est évidemment tout ce qu’il convient d’éviter.
Ne le victimisons pas !
Certains proposent enfin de créer les conditions d’un trouble à l’ordre public. Concrètement, cela reviendrait à ce que des opposants aux spectacles organisent des manifestations publiques destinées à empêcher matériellement la tenue des représentations. Outre que le fait de vouloir entraver la liberté d’expression est un délit sanctionné par l’article 431-1 du code pénal, cela reviendrait à justifier le trouble à l’ordre public face à un adversaire dont on admettrait qu’il est fondé en droit et que seule la violence pourrait lui être opposée. Serait sanctionné non le fauteur de trouble mais celui qui entend exercer une liberté. Quelle stratégie désastreuse !
Certes, d’un point de vue moral, on peut reprocher au Bataclan d’avoir singulièrement manqué de finesse et de décence dans sa programmation. On peut avoir la nausée des paroles chantées par Médine tant ses influences idéologiques sont troubles. L’artiste peut être contesté pour ses prises de position, mais il ne saurait par principe être interdit de les exprimer si les deux conditions déjà citées (propos pénalement répréhensibles et certitude qu’ils seront tenus) ne sont pas remplies.
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Médine a le droit de se produire sur scène et ses détracteurs ont évidemment le droit de le contester et de lui demander, sur le plan de l’éthique, de la décence et de la morale, qu’il n’aille pas au Bataclan. Mais pas sur le plan du droit.
Demander à une autorité de police d’interdire les représentations serait vraiment la dernière des choses à faire. Cela serait dramatique pour nos libertés publiques et donnerait au saltimbanque censuré l’occasion de se victimiser. L’erreur a déjà été faite avec Dieudonné, ne recommençons pas. De grâce !
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