Si la réalité dépasse parfois la fiction, c’est que la fiction précède parfois la réalité. La littérature prévoit l’avenir. Cette chronique le prouve.
Dire que le dernier film de Lars von Trier, The House that Jack Built, l’histoire d’un serial killer artiste, a provoqué des réactions outrées au dernier Festival de Cannes est un euphémisme. Au hasard, celle de Ramin Setoodeh, le critique de Variety, qui a tweeté : « Jamais vu une chose pareille à un festival. Plus de 100 personnes sont sorties de la projection, écœurées de voir des mutilations sur des femmes et des enfants. »
Dans la foulée, le cinéaste est accusé d’avoir fait des déclarations ambiguës sur Hitler, harcelé Björk lors du tournage de Dancer in the Dark et dit dans une conférence de presse qu’il aurait pu être serial killer, mais qu’il savait se contrôler et que s’il devait tuer quelqu’un, ce serait un journaliste. Bref, le parfait salaud, le suspect idéal. Provocation ? Évidemment.
De Sade à Pasolini en passant par Baudelaire
Nous assistons là à une très vieille histoire qui va de Sade à Pasolini en passant par Flaubert ou Baudelaire. Il y a toujours eu face aux œuvres d’art qui explorent les limites de ce qui peut être dit ou pensé dans une époque donnée une réaction de refus, de déni, parfois violente, qui va de l’envie de pénal à la médicalisation de l’artiste : bon à enfermer ou fou comme Sade, qui passa sa vie en prison. Les propos du journaliste Jules Janin en 1834 résument une certaine vision de Sade, qui subsiste encore aujourd’hui : « Mais par où commencer et par où finir ? Mais comment la faire cette analyse de sang et de boue ? Comment soulever tous ces meurtres ? Où sommes-nous ? Ce ne sont que cadavres sanglants, enfants arrachés aux bras de leurs mères, jeunes femmes qu’on égorge à la fin d’une orgie, coupes remplies de sang et de vin, tortures inouïes, coups de bâton, flagellations horribles. […] Ô quel infatigable scélérat ! »
Bref, les mêmes mots que ce critique à propos du cinéaste danois : « Je viens de quitter l’avant-première de Lars von Trier à Cannes, car voir des enfants se faire tirer dessus et assassiner n’est ni de l’art ni du divertissement. »
On a bien sûr le droit de ne pas aimer Sade ou Lars von Trier, de les trouver complaisants, dérangés, mais la violence de ces réactions indiquerait plutôt que nous préférons, aujourd’hui comme hier, les écrivains Temesta et les cinéastes Deroxat. Bref, ceux qui ont la politesse ou qui sont assez madrés pour ne pas nous renvoyer un reflet trop brutal d’une violence contemporaine que nous ne voulons voir à aucun prix car elle nous fait honte.
Et nous détestons par-dessus tout avoir honte.