De l’épreuve de la maladie, notre confrère Philippe Petit a tiré une Philosophie de la prostate. Un récit personnel ou s’entremêlent errance thérapeutique, méditations philosophiques et réflexions sur ce petit organe mâle méconnu.
L’investigation philosophique de Philippe Petit part d’un endroit du corps masculin bien précis, situé dans la cavité pelvienne, sous la vessie, au-dessus du périnée, en avant du rectum et en arrière de la symphyse pubienne. Cet endroit s’appelle la prostate et désigne, d’un point de vue purement anatomique, une masse glandulaire, de couleur blanchâtre à rose pale, à la consistance élastique et dont le poids ne dépasse pas 20 grammes. Philosophie de la prostate, qui vient de paraître aux éditions du Cerf, surprend déjà par son titre.
L’homme en bonne santé ignore sa prostate
Loin d’en faire un sujet de réflexion, l’homme en bonne santé, comme le rappelle le professeur Marc Zerbib, ignore sa prostate, ne la sent pas et n’a même pas conscience de son existence. La situation change sensiblement quand l’homme en question est l’un des 54 000 hommes atteint chaque année en France d’un cancer de la prostate. Philippe Petit en a fait partie. « La prostate n’est pas une zone de l’organisme purement mécanique, l’organe excède toujours la fonction, et celui-ci plus qu’un autre. Ce n’est donc pas pur hasard qu’elle soit un organe méconnu. Et ce qu’elle recèle de secrets n’est pas sans rapport avec l’ignorance dont est l’objet la sensibilité masculine parmi les nombreux écrits qui tentent d’en cerner les contours », note l’auteur. Certes, nombre d’écrivains se sont mesurés à la tâche, à commencer par Philippe Roth, avec Exit le fantôme, ou plus récemment Tahar Ben Jelloun, avec L’Ablation. Les considérations sur l’incontinence urinaire, les couches, les troubles de l’érection, la terreur de l’impuissance, médicale ou psychologique, les douleurs au rectum après la radiothérapie – rien ne nous a été épargné. Avec élégance, mais sans fausse pudeur, Philippe Petit en fait l’économie et examine le sujet à travers l’histoire et l’épistémologie de la médecine, la métaphysique du corps, la psychanalyse, en dialoguant avec ses maîtres à penser : Pascal, Diderot, Nietzsche, Artaud, Foucault, Deleuze. C’est la grande force de son livre. Si, comme l’observe l’auteur, l’expérience d’un cancer de la prostate peut permettre d’aborder les contradictions de la politique de santé, « nous devons être capables de penser au corps, de penser le corps, en intégrant le fait qu’avant de le penser, de penser à lui, le corps pense sans nous, avec nous, pour nous, contre nous ».
« Pas le fruit du hasard »
On n’est donc pas surpris de la place réservée par Philippe Petit à la pensée de Cabanis, ce médecin des Lumières, qui a influencé Stendhal et Schopenhauer. Quand Petit avoue être persuadé que son cancer « n’était pas le fruit du hasard », on y retrouve le lointain écho de la distinction faite par l’auteur de Rapports du physique et du moral de l’homme entre le moi conscient lié à la faculté de penser et le moi inconscient lié à la sensibilité. Ainsi l’annonce de sa maladie inspire au philosophe une réaction troublante : « Je voulais que cette maladie soit à la fois le résultat de mon histoire personnelle, un fait d’époque, et complètement autre chose que mon histoire et mon époque. » De fait, elle l’était. Parce que tout se joue toujours, à en croire Cabanis, dans l’interaction entre physiologique et psychologique, autant que dans une sensibilité à la fois « plurielle selon les individus » et « centrale dans la vie humaine ». Si, en tant qu’un des réformateurs de l’enseignement de la médecine en France, Cabanis a anticipé en toute bonne foi le développement de la médecine contemporaine – prenant notamment la défense des pouvoirs de l’amour –, Philippe Petit, comme tant d’autres patients, en affronte les « effets secondaires ». Les pages les plus déroutantes du récit se rapportent en effet à l’errance thérapeutique des malades qui, sous l’injonction d’autonomie, peinent à choisir le traitement le mieux approprié à leur cas. Qu’ils soient désormais élevés au rang d’acteurs actifs du processus décisionnel ne leur épargne pas, en outre, le sentiment d’abandon ou de solitude.
« La maladie est très souvent une expérience d’involution contrariée »
Il paraît donc justifié de la part de l’auteur – et surtout très efficace sur le plan narratif – d’élargir son enquête philosophique et clinique aux fragments autobiographiques, bribes de souvenirs, d’échanges avec amis philosophes en « petits comités des confréries invisibles ». Cette composition enchevêtrée de l’ouvrage doit probablement davantage à la prédisposition de laisser libre cours à la circulation de digressions, de réminiscences et impressions en soi, qu’à une résolution : « La petite châtaigne, organe interne s’il en est, mon portable étant un organe externe, m’avait propulsé dans un passé où il n’était pas anodin de méditer sur la question de savoir si la vie pouvait échapper au corps matériel qui nous constitue. » Avec, immédiatement, un autre questionnement qui en surgit pour interroger la manière dont la maladie bouleverse la subjectivité interne, à supposer que la santé ne la bouleverse pas. Car Philippe Petit n’hésite pas à mettre en doute les définitions mêmes du « pathologique » et du « normal », en malmenant à l’occasion celle de la « santé », retenue par l’OMS : « État de complet bien-être psychique, mental et social. » Il lui préfère déjà, non sans réserve, la proposition du médecin et philosophe Georges Canguilhem – auteur, Nomen omen, de Le Normal et le Pathologique –, moins péremptoire quand il énonce que « l’état de santé, c’est l’inconscience où le sujet est de son corps ». Oscillant tout au long de son récit entre le présent et le passé, entre, d’une part, ce qu’il appelle la « protocolisation » de la médecine, dont il paie les frais, incapable un long moment de se prononcer en faveur de telle ou telle autre thérapeutique qu’on lui propose, et, de l’autre, le bouillonnement des débats intellectuels des années 1970 qui résonnent en lui, enfin entre sa panique initiale suscitée par le diagnostic et une forme d’apaisement retrouvé pendant des vacances à Syros – ou grâce à un simple trajet en bus 94 qui lui apprend « l’art de lever les yeux vers les balcons » –, Philippe Petit livre aux lecteurs une admirable leçon de dignité. Et si, suivant la pensée de Canguilhem, « la maladie est très souvent une expérience d’involution contrariée », l’auteur semble retourner la contrariété en opportunité de mener une réflexion libre et courageuse.
Philippe Petit, Philosophie de la prostate, éditions du Cerf, 2018, 259 p.