Dans Retour à Bollène, le réalisateur Saïd Hamich raconte l’histoire de Nassim qui, parti faire carrière aux Emirats, revient dans la ville de son enfance, dirigée par la Ligue du Sud. Malgré les apparences, ce film insaisissable, irréductible à ce que les critiques y voient, outrepasse le propos de son auteur. En d’autres termes, c’est une œuvre artistique.
Né à Fès il y a 31 ans, Saïd Hamich grandit à Bollène, puis intègre l’École nationale supérieure des métiers de l’image et du son (Femis) et devient producteur. Pourtant, lorsque sa mère retourne au Maroc, il éprouve le besoin irrépressible d’écrire, puis de tourner un film sur la ville de son adolescence. Film « personnel » plutôt qu’autobiographique, dit-il. On comprend bien que les états d’âme de Nassim, le personnage principal, qui, parti quatre ans auparavant aux Emirats où il a réussi, retourne en France rendre visite à sa famille, ne lui sont pas étrangers : ambivalence des sentiments envers les siens, envers Bollène, envers ce qui l’a constitué mais dont il s’est volontairement éloigné. Il se trouve aussi que la donne politique (Bollène et sa voisine Orange sont dirigées par les époux Bompard, transfuges du Front national et fondateurs de la Ligue du Sud), le parcours d’élévation sociale du réalisateur lui-même, matrice de celui de Nassim, résonnent avec l’air du temps, pour ne pas dire avec l’idéologie ambiante.
Le jeune réalisateur se réfère d’ailleurs à Bourdieu, à Didier Eribon, à Annie Ernaux, grands ressasseurs de la domination et de la honte de classe. Car s’il évoque la dimension de l’intime à propos de son film, cette intimité est à ses yeux marquée par la dimension sociale. Par une dimension politique aussi : Saïd Hamich, qui n’a pas peur de parler d’identité française, est un défenseur de l’école et de la chose commune, aussi appelée République.
Pourtant, Retour à Bollène, par la torpeur résignée où semblent baigner les personnages, par la pudeur d’une tristesse qui ne dit pas son nom, par l’effet de temps figé qui s’y exprime, dépasse toute considération sociologique ou psychologique. Entretien avec un réalisateur poète qui s’ignore.
Anne-Sophie Nogaret. Dans Retour à Bollène, Nassim, qui vit aux Emirats, retourne quelques jours dans sa famille, à Bollène. Vous référant à Bourdieu, vous dites avoir voulu mettre en avant la dimension sociale, plutôt qu’ethnique ou religieuse, du malaise qu’il ressent pendant son séjour.
Saïd Hamich. J’assume la référence à Bourdieu, car je pense que les conditions sociales dans lesquelles nous vivons sont déterminantes : il y a une reproduction sociale qui joue, quand vous êtes né et grandissez dans un certain contexte. Nassim est sorti de ce déterminisme et, de ce fait, il a certain un regard sur sa classe sociale. Il entretient un rapport compliqué à son origine. Pour ce qui est de la question ethnique, je la rattache à la question sociale, parce qu’elle n’a pas à mon sens d’autonomie, elle n’est pas isolée du reste. Mais mon film parle surtout de l’intime. Je questionne son mal être à ce moment-là, dans un espace donné, en voyant quelles sont les strates sociales, intimes et politiques qui se rejoignent.
Il existe un déterminisme social, mais le personnage de Nassim prouve justement que l’individu peut agir…
Bourdieu ne nie pas l’individu, il étudie les mouvements de société et les mouvements de groupe, les tendances. Il dit qu’il y a une reproduction sociale dans les cités, mais ça n’enlève pas à l’un ou l’autre la possibilité de se rebeller. La rébellion ne fait que confirmer la tendance. Vous ne pouvez pas, par l’exception, nier les tendances statistiques. La sociologie est une science qui permet d’étudier les mouvements et les tendances d’une société. La capacité d’un individu et la société dans laquelle il s’inscrit sont deux choses qui se superposent et s’alimentent, ce ne sont pas deux choses antagonistes.
Pourquoi Nassim vit-il à Abu Dhabi ?
A Abu Dhabi, à Doha, à Dubaï, j’ai rencontré pas mal de jeunes maghrébins. C’est un nouveau monde créé de toutes pièces, une vitrine sortie de terre, un temple du capitalisme où vivent des gens venus de partout. On peut devenir qui on veut, il n’y a pas d’identité. Je voulais justement que Nassim vive dans ce milieu d’expatriés, plus que dans un lieu déjà identifié, comme Londres, Paris ou New-York. Comme il a cette obsession, ce rejet de l’endroit d’où il vient, il était cohérent qu’il se construise avec des gens qui, comme lui, viennent de partout, et de nulle part.
Certes, c’est un lieu hors sol d’une certaine façon, mais qui géographiquement se trouve dans la péninsule arabique. Je me suis demandé s’il cherchait une sorte de filiation culturelle.
Non, pas du tout. Au contraire, il y va pour rompre avec la culture de ses parents ! La première scène du film, à Abu Dhabi, le montre répondre en anglais au chauffeur de taxi qui le questionne en arabe. Il ne veut pas être assigné à cette identité-là, il préfère l’identité qu’il s’est construite à force de travail : le gars en costume qui parle anglais et vit dans un gratte-ciel avec sa fiancée américaine. Identité qui va justement se fissurer à Bollène, lorsqu’il retrouve sa famille.
Si je ne filme pas la vie de Nassim à Abu Dhabi, c’est parce que ce qui m’intéresse, c’est précisément la dimension neuve et neutre de ce territoire. Ce choix des émirats correspond aussi au phénomène social que je viens d’évoquer : des jeunes français d’origine maghrébine s’y installent et s’intègrent très bien. Ils y trouvent facilement du travail. Là-bas, on les considère comme Français, des Français arabes.
Bollène semble marquée par la stagnation, par une dépression à bas bruit.
Ce sont des villes sinistrées où la vie s’est délitée. On parle toujours des cités, de la violence des banlieues, etc. Mais, en réalité, ce qui m’a le plus frappé pendant les années où j’ai vécu à Bollène, c’est le vide : il n’y a rien entre les gens. J’ai voulu montrer ce vide. La ville est dirigée par la Ligue du Sud, le vivre ensemble a été fracturé. Le personnage du professeur de Nassim, conseiller municipal, témoigne de cette fracture, dont son passage du PC à la Ligue du Sud est à la fois la cause et la conséquence.
Parlons justement de son prof, dont Nassim dit qu’il l’a aidé plus que son père. Que pensez-vous du rôle de l’école ?
L’école est le premier et le plus puissant rempart contre les inégalités. L’école française telle qu’elle devrait être, et qu’elle est encore en partie, est un lieu où tous les enfants de la République peuvent trouver les outils de réussite, indépendamment de leur milieu d’origine. C’est grâce à elle que Nassim a réussi ! Mais aujourd’hui, l’école arrive de moins en moins à dépasser les inégalités. Il faut que l’école bénéficie de tous les moyens possibles.
La solution des moyens me semble illusoire. En Réseau d’éducation prioritaire (REP), il y a des moyens financiers et pourtant, les élèves ont un enseignement au rabais. Mais ceci est un autre débat… Pour en revenir à ce vide dont vous parlez, ne faites-vous pas finalement le même constat que ce professeur ?
Ce prof fait certes partie de la Ligue du sud, mais je voulais surtout montrer sa fragilité. Pour la dimension politique, je n’avais qu’à montrer le panneau à l’entrée de la ville (une photo d’enfant aux yeux bleus, un slogan : Bollène, une ville, une identité), qui exclut de fait toute une partie de la population. Ce qui m’intéresse, c’est le moment où la bonne énergie, cet amour qu’il avait, s’est perdu pour œuvrer à la division, à la séparation. Mais lorsqu’il dit qu’il n’y a plus de boulot, il ne fait que dire les faits. La différence, ce sont les solutions que l’on apporte !
Vous vous référez à Annie Ernaux. Ce discours de la « honte » sociale m’a toujours paru suspect. Le sentiment d’être en décalage ne vient pas nécessairement de facteurs extérieurs et sociaux. Avec ce discours-là, celui qui a réussi reste encore et toujours victime de l’ordre social !
On a tous des relations complexes à sa famille. Mais quand on change de classe sociale, on a des relations encore plus compliquées à son milieu : on a le sentiment d’être eux, ceux qui sont restés (ce qu’on a été fera toujours partie de nous, on est une continuité) et de ne plus être eux. On peut sans doute ressentir cela sans être « transclasse », mais si ceux qui ont changé de milieu social vous disent qu’il y a quelque chose de douloureux à ce changement, pourquoi le leur refuser ?
Ils ne disent pas tous cela !
On peut ne pas aimer Annie Ernaux. Mais, pour moi, sa lecture a été une découverte fondamentale dans mon travail, ma façon de penser et de vivre. Produire de la pensée sur de l’intime, du vécu, permet une meilleure compréhension du monde. Mais je vois aussi que chacun a une histoire et des relations familiales complexes.
Les frères et sœurs de Nassim se réfèrent à la tradition, lui reprochent de ne pas la respecter lorsqu’il prétend boire du vin devant sa mère. Une de ses sœurs porte le voile, veut respecter les prescriptions religieuses.
La religion n’entre pas dans le cadre du film.
Ce que je voulais dire c’est que, dans ma génération, née dans les années 1970, il n’y avait pas cette révérence envers la tradition. Il fallait plutôt s’en libérer, fuir les contraintes qu’elle implique.
Comme Nassim !
Comment expliquez-vous que, d’une génération à l’autre, les choses se soient ainsi inversées ?
Il y a malheureusement une relation à l’identité française qui est complexe. Certains utilisent la religion ou la culture d’origine de leurs parents, et se l’approprient parce qu’il n’y a pas de connexion possible à la culture la plus légitime, l’identité française. Vivre en France et être identifié comme Français paraît normal, mais dans certains endroits, cette identité-là est impossible. Il y a donc une tendance à s’approprier la culture des parents, qui viennent de pays dont ces jeunes gens ne parlent pas la langue, où ils n’ont jamais mis les pieds. Ce renforcement peut être paisible, comme chez Ajjar, la sœur de Nassim, mais il peut aussi être excessif et aller contre l’identité française. Ce n’est pas le cœur du film, mais c’est une question fondamentale à mes yeux et un sujet social brûlant : il n’est pas normal que des enfants nés en France ne se sentent pas Français. C’est un échec politique et social terrible dont on fait le constat. Ça vient de la ghettoïsation, de l’abandon politique. Je ne vois pas d’autre explication à ce que certains enfants ne voient que ce qui les différencie, leur origine, leur quartier, au lieu de voir ce qui les unit.
Pourtant, c’était pire avant, en termes de ghettoïsation urbaine, et les jeunes gens se sentaient plus Français que ceux d’aujourd’hui.
Vu l’état de certains quartiers, je ne sais pas…Les gamins vont à l’école dans leur quartier, ils restent entre eux, ils ne voient pas autre chose que leur premier cercle. Or, on devrait tous être animés par une passion commune, par une identité commune ! C’’est un phénomène de plus en plus fréquent et qui est dangereux. L’école est la pièce maîtresse, la pierre angulaire de tout ça : aussi bien pour rattraper les inégalités que pour rattacher les individus à la société, et le quartier au pays. En tant qu’enfant, rien d’autre que l’école ne nous rattache à la société !
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