L’essentiel du mois d’Alain Finkielkraut dans L’Esprit de l’escalier
La migraine du en même temps
Tout au long du très long entretien accordé par le président de la République aux journalistes Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin, j’ai été ballotté entre des sentiments contradictoires. Emmanuel Macron m’a impressionné par son sang-froid, sa connaissance des dossiers, son esprit de repartie, son refus de céder le moindre pouce de terrain à ses intervieweurs, et ceux-là m’ont mis hors de moi. J’écumais, je tempêtais, je grimpais sur le canapé, je me rasseyais, je marchais de long en large, je me réfugiais dans la cuisine, je revenais devant l’écran car je ne pouvais pas supporter leur morgue et leur partialité. « Emmanuel Macron », disaient-ils en se léchant les babines, comme si c’eût été faire preuve d’obséquiosité que de l’appeler « Monsieur le président de la République ». Nous l’avons élu lui, et ils croyaient, en le privant de son titre, accomplir un immense progrès démocratique. Quel contresens ! Ils prenaient leur goujaterie pour une application du principe d’égalité. Et puis, ils étaient mandatés pour interroger le chef de l’État. Nous voulions, par leurs questions, être éclairés sur sa politique, mais Edwy Plenel et Jean-Jacques Bourdin avaient un autre agenda en tête. Ils ont remplacé les questions par des accusations et des déclarations. Ce n’était pas une interview, c’était un interrogatoire de garde à vue, et les deux compères étaient tout fiers de leur exploit. Eux, au moins, ils ne cirent pas les pompes de Jupiter ! Comme s’il n’y avait, pour les médias, qu’un choix possible : être un lèche-cul ou être un pitbull. Si les journalistes succombent à cette alternative, c’en est fini de leur métier. Emmanuel Macron est sorti avec les honneurs de cette épreuve pénible, mais pourquoi se l’est-il et nous l’a-t-il infligée ? Il voulait casser la routine des rendez-vous présidentiels et montrer sa détermination, mais, ce faisant, il s’est lui-même incliné devant la nouvelle règle de la civilisation du spectacle : plus ça saigne, plus ça fait de l’audience. Non, décidément, il ne fallait pas donner les clés de cette émission au patron de Mediapart et à son acolyte même si c’était pour leur river leur clou.
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Emmanuel Macron a dit, à un moment donné, que le port du voile dans l’espace public heurtait le sens français de la civilité. Il reconnaissait ainsi l’existence d’une culture française et le droit pour celle-ci de persévérer dans son être. Cette critique implicite du candidat par le président m’a réconforté. Ma joie cependant a été de courte durée. Quelques jours plus tard, Emmanuel Macron accueillait Justin Trudeau à l’Élysée et il s’est proposé de faire triompher avec celui-ci les idées progressistes dans le reste du monde. Or, qu’est-ce que le progressisme pour le Premier ministre canadien ? C’est le sacrifice de l’identité à l’accueil de l’Autre sous tous ses atours, dont le voile intégral. Nicolas Sarkozy était l’homme des sincérités successives. Emmanuel Macron est l’homme des sincérités simultanées. Si j’écrivais un livre sur notre président-philosophe, je l’intitulerais : La Migraine du en même temps.
Philip Roth : le deuil et la dette
« Ici-bas, où les hommes ne s’assemblent
que pour s’entendre gémir
Où la paralysie fait trembler sur le front
un triste reste de cheveux gris
Où la jeunesse pâlit, devient spectrale et meurt
Où le simple penser nous emplit de chagrin »
Ces vers magnifiques de John Keats servent d’exergue au roman de Philip Roth Un homme. « Un homme », c’est en anglais Everyman, n’importe quel homme, tout un chacun. Ce roman est l’histoire d’un mortel, notre histoire à tous et nous ne saurons jamais le prénom du héros puisque c’est everyman. Au moins autant que par le sexe, l’œuvre de Roth est habitée par la hantise du vieillissement et de la mort. Mort inéluctable, absurde, universelle, aussi atroce que banale et pour laquelle il n’y a aucune consolation philosophique ou religieuse. « La mort est de Dieu et elle a dévoré son père », dit Elias Canetti. Et Gershom Scholem : « Là où il y avait Dieu, il y a maintenant la mélancolie. » À la mélancolie, j’ajouterai l’effroi et la révolte impuissante. Philip Roth est l’arpenteur de ce territoire désolé. Et maintenant, à son tour, il est mort, il est everyman, « affranchi de l’être, entré dans le nulle part sans même en avoir conscience, comme il le craignait depuis le début ».
Ceux qui avaient la chance de connaître Philip Roth et ceux qui ne le connaissaient pas mais dont, depuis tant d’années, il était, par ses livres, le compagnon d’existence, sont en deuil. Nous n’aimions pas nécessairement le monde où nous vivons, mais nous étions heureux et même fiers d’habiter un monde où Philip Roth était vivant. Nous nous sentions privilégiés d’être ses contemporains et nous y trouvions une sorte de réconfort. Son œuvre est là, certes, majestueuse, achevée et elle ne mourra pas. Tant qu’il y aura encore de la place pour les livres, elle aura des lecteurs. Mais nous sommes un certain nombre qui ne nous résignons pas à parler de lui au passé. Il est dans la bibliothèque et il n’est plus : ce constat est douloureux car sa présence sur la Terre ajoutait quelque chose à la nôtre.
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Quand je dis « nous », cependant, je ne dis pas tout le monde. Les hommages qui pleuvent aujourd’hui ne doivent pas faire illusion. Cette unanimité relève moins de l’admiration que de la récupération. Roth est l’ennemi déclaré de beaucoup de ceux qui l’encensent. Coleman Silk, le héros de La Tache, enseigne la littérature ancienne à l’université d’Athena. Un jour, une étudiante nommée Elena Mitnik vient trouver la présidente du département des Humanités, Delphine Roux, une pétulante représentante de la French Theory, pour se plaindre auprès d’elle des pièces d’Euripide que Coleman Silk avait inscrites au programme de son cours sur les tragédies grecques. Elena Mitnik, en effet, juge ces pièces dégradantes pour les femmes. Delphine Roux convoque alors son collègue pour essayer d’arranger les choses. La conciliation est évidemment impossible, Coleman Silk explose tout de suite : « Ma chère amie, ces pièces, j’ai passé ma vie à les lire et à y réfléchir. » Delphine Roux : « Jamais dans la perspective féministe d’Elena. » Coleman Silk : « Ni dans la perspective juive de Moïse, pas même dans la perspective aujourd’hui si à la mode du perspectivisme nietzschéen. » Quelques semaines après cet accrochage, éclate l’Affaire. Coleman Silk s’est demandé tout haut si des étudiants qui n’étaient jamais venus à son cours étaient des êtres vivants ou des « spooks », c’est-à-dire des fantômes. Or, il se trouve que le mot « spook », dans une acception très rare, désigne de manière péjorative les Noirs. Les étudiants en question étant Africains-Américains, ils portent plainte. Coleman Silk est accusé de racisme, sa carrière est brisée et – sarcasme de l’histoire – on apprend plus loin qu’il est lui-même noir mais que, comme cela ne se voit pas, il s’est défait de cette identité pour n’avoir plus à répondre que de lui-même.
Nous étions en 1998. Les choses se sont considérablement aggravées depuis. Aujourd’hui, Elena Mitnik triomphe dans les universités américaines. Sous la surveillance constante des étudiants gardes rouges, les professeurs sont obligés d’actionner un trigger warning (un « signal d’alarme ») quand ils abordent Euripide ou tout auteur susceptible de heurter la sensibilité des femmes, des Noirs, des Indiens, des musulmans, ou de celles et ceux qu’on appelle gracieusement les LGBT. Les white males hétérosexuels n’ont qu’à bien se tenir. Et les États-Unis se répandent hors de leurs frontières. Le politiquement correct a traversé l’Atlantique et franchi les murs des campus, comme l’atteste la dernière sortie très américaine de notre président de la République : « Deux mâles blancs ne vivant pas dans les quartiers s’échangent l’un un rapport, l’autre disant : “On m’a remis un plan, je l’ai découvert.” Ce n’est pas vrai, ça ne marche pas comme ça. » Il ne suffit donc pas de célébrer Roth, encore faut-il accepter d’être lu par lui. Le politiquement correct n’y est pas prêt, il préfère le désamorcer par l’éloge et pendant ce temps la catastrophe continue.
En Suède, les choses sont plus claires. Pas d’hypocrisie, pas de contorsion, Elena Mitnik est au pouvoir. Lui obéissant au doigt et à l’œil, les jurés du prix Nobel de littérature ont chaque année recalé les deux plus grands écrivains contemporains, Philip Roth et Milan Kundera : trop de sexe et qui plus est, du sexe sexiste, ont-ils jugé. Cette gâteuse obstination a discrédité pour toujours l’académie de Stockholm.
Romancier de la turbulence, Philip Roth accorde à la sexualité une place centrale dans ses romans, mais quand il parle du sexe, le comique n’est jamais loin, notamment dans Le Complexe de Portnoy. C’est ce qu’il a en commun avec l’auteur de Risibles amours, auquel est dédié d’ailleurs L’Écrivain des ombres. Quant à l’accusation de misogynie, elle témoigne de la stupidité antilittéraire de notre temps. Roth a dépeint dans Ma vie d’homme une femme monstrueuse. Des critiques en ont déduit que toutes les femmes pour lui étaient monstrueuses alors que son œuvre abonde en personnages féminins merveilleux, délicats ou déchirants.
Le politiquement correct est un gigantesque effort pour redresser le bois tordu de l’humanité. Or, « la tache est en chacun, à demeure, inhérente, constitutive », comme le dit Faunia Farley, porte-parole féminin de Philip Roth : « C’est pourquoi laver cette tache n’est qu’une plaisanterie et même une plaisanterie barbare. Le fantasme de la pureté est terrifiant, il est dément. Qu’est-ce que la quête de purification, sinon une impureté de plus ? » Ce fantasme anime le « persecuting spirit » dont Coleman Silk est victime, mais en se faisant passer pour Blanc, cet homme que nous aimons sans réserve n’a-t-il pas tenté lui-même d’effacer la tache de sa naissance ? Il cherche à se purifier de son ascendance et cet effort évoque a contrario la dernière page de La Contrevie : « La circoncision, dit Nathan Zuckerman, affirme sans équivoque que tu es ici et pas là et aussi que tu es à moi, pas à eux. On n’y échappe pas, tu entres dans l’histoire par mon histoire. La circoncision est tout ce que la pastorale n’est pas et à mon avis elle conforte le sens du monde qui n’est pas celui d’une unité sans conflit. »
Je ne qualifierais pas, comme Marc Weitzmann, Philip Roth de « juif anti-identitaire ». L’identité, c’est paradoxalement la part de soi qui n’est pas soi, le nous dans le je, le fil à la patte. Contrairement à Coleman Silk, Roth n’a jamais songé à casser ce fil. Il a voulu l’étudier et cette étude fait de lui le plus génial créateur de fils de la littérature mondiale. Alexandre Portnoy est un fils, Nathan Zuckerman est un fils, David Kepesh est un fils, Marcus Messner, le héros d’Indignation, est le fils choyé d’un père fou d’inquiétude pour lui, Seymour Levov, le « Suédois » de la Pastorale américaine, est un père frappé par le sort, mais aussi le fils de l’extraordinaire Lou Levov. Roth lui-même paie son tribut à la filialité dans Patrimoine ; et dans Le Complot contre l’Amérique, il installe sa famille telle que très exactement elle fut, au cœur d’une histoire qui n’a pas eu lieu, l’élection de Charles Lindbergh, l’aviateur héroïque sympathisant du régime nazi, à la présidence des États-Unis en 1940. La mort, dans les romans de Philip Roth, c’est d’abord la mort des parents et avec eux la mort d’un monde, la fin d’un style d’existence qui ne reviendra plus.
Philip Roth n’est donc pas un juif anti-identitaire, mais il n’est pas non plus le représentant des siens. Nulle trace de communautarisme dans son exploration du lien entre les générations ni dans sa curiosité inépuisable pour ce qui fait d’un juif un juif. Il ne s’assigne pas pour mission de lutter contre l’antisémitisme en présentant les Juifs sous leur meilleur jour. L’exactitude est son souci, non l’exemplarité. Dès ses débuts, il a été accusé de trahir les siens, de faire le jeu des antisémites voire, par certains rabbins, d’être à force de haine de soi antisémite lui-même. Au lieu de s’épuiser en un vain plaidoyer, il a choisi de donner à cette querelle un traitement romanesque. La première nouvelle écrite par Nathan Zuckerman a choqué son père car certains personnages juifs avaient un comportement répréhensible ou ridicule. Pour faire revenir son fils à de meilleurs sentiments, le père transmet le texte au juge Wapter, le doyen de la communauté juive de Newark. Celui-ci, après mûre réflexion, recommande à Nathan Zuckerman d’aller voir l’adaptation à Broadway du Journal d’Anne Frank et il lui envoie dix questions. En voici deux : « Si tu vivais dans l’Allemagne nazie des années 1930, aurais-tu écrit une telle histoire ? » ; « Peux-tu honnêtement dire qu’il n’y a rien dans tes nouvelles qui ne puisse réchauffer le cœur d’un Julius Streicher ou d’un Joseph Goebbels ? » Nathan Zuckerman ne répond rien, sa mère s’inquiète. Nathan lui demande alors si elle a lu les dix questions qui lui ont été envoyées. « The big three, mamma : Streicher, Goebbels et moi. » Sa mère évoque, en guise de réponse, ce qui est arrivé aux Juifs et qui peut leur arriver encore. Réponse fulgurante du fils : « Maman, si tu veux voir la souffrance physique infligée aux Juifs de Newark, va au cabinet du chirurgien esthétique là où les jeunes filles se font refaire le nez. C’est là que coule le sang juif, dans le comté d’Essex. » Si je n’avais pas lu ce roman, peut-être n’aurais-je pas donné forme à l’idée qui s’esquissait en moi du Juif imaginaire.
J’ai tenté tant bien que mal de dire le deuil et la dette. Mais je voudrais donner le dernier mot à Henry James, dont ceux qui révèrent et ceux qui exècrent en Philip Roth le pornographe échevelé ignorent qu’il est l’un de ses romanciers tutélaires. E. Lonnof, l’auteur auquel le jeune Nathan Zuckerman rend visite, affiche sur son bureau cette citation de James : « Nous travaillons dans les ténèbres – nous faisons ce que nous pouvons – nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion, et notre passion est notre tâche. Le reste est la folie de l’art. » Il n’y a pas de plus juste épitaphe pour Philip Roth que ces quelques phrases énigmatiques et splendides.