Entre l’Algérie et le Maroc, la norme n’a jamais été la paix mais la discorde. Au point d’envenimer leurs relations avec le reste de l’Afrique et de la Méditerranée…
Dans La Méditerranée, l’historien français Fernand Braudel regrettait que les pays riverains de la « Mer intérieure » soient si semblables les uns aux autres qu’ils finissent par produire les mêmes choses au point de se concurrencer en permanence à défaut d’être complémentaires. Rien de ce que la Toscane a à offrir au monde qui soit étranger à la Catalogne, huile d’olive, vins et clémentines se retrouvant à peu près partout. Il en va de même pour la Crète et la Tunisie ; la Provence et la Ligurie. Si la remarque de Braudel se rapportait à la Méditerranée du XVIe siècle, elle demeure néanmoins valable de nos jours, toutes précautions gardées, ne serait-ce que par le tourisme qui voit, chaque été, les îles grecques lorgner les clients des Baléares et de la Côte d’Azur.
L’exception méditerranéenne
Deux pays échappent à cette règle d’airain dictée par la géographie et le climat : le Maroc et l’Algérie. Sur le papier, ils sont faits l’un pour l’autre tant ils paraissent complémentaires. L’un est doué pour l’agriculture, la pêche, l’artisanat et les métiers du service ; l’autre est assis sur un énorme réservoir d’hydrocarbures et dispose d’industries intermédiaires significatives. De part et d’autre de la frontière, les infrastructures sont suffisamment correctes pour donner lieu à un commerce bilatéral soutenu. Pourtant, ces deux-là sont à couteaux tirés depuis plus de cinquante ans.
La bouderie armée entre le Maroc et l’Algérie est une catastrophe bilatérale. Elle affecte beaucoup plus le Royaume chérifien qui laisse filer un client solvable et situé à ses portes. C’est un problème aussi pour la rive sud de la Méditerranée et l’Afrique en général. En effet, Maroc et Algérie ne ratent aucune occasion pour exporter leur rivalité au cœur même des instances internationales comme l’Union africaine (UA), la Ligue arabe ou la moribonde Union pour la Méditerranée. La bataille se déroule aussi au Parlement européen (par lobbies interposés).
Une distraction bienvenue
Il est commun de voir dans la question du Sahara occidental la cause principale de la mésentente. Ce serait s’arrêter à la superficie d’un problème bien plus profond et qui se manifeste par des réactions épidermiques aussi fâcheuses que persistantes, sorte d’eczéma résistant à tout traitement à base de bon sens et d’intérêts bien compris. Conflit frontalier en 1963, expulsion arbitraire par l’Algérie de 500 000 travailleurs marocains en 1975, attentats de Marrakech en 1994 attribués aux services algériens et suivis par la fermeture totale de la frontière terrestre, guerre de l’information sur les chaînes officielles et les réseaux sociaux.
Pour comprendre les raisons profondes du contentieux, il faut accepter de s’aventurer dans le terrain périlleux de la psychologie des peuples et des élites. On dit que les contraires s’attirent mais, dans le cas présent, ils se haïssent avec joie car cette dispute interminable fournit à chacun d’entre eux une excuse parfaite pour ne pas se regarder dans une glace. En effet, chaque chamaillerie est une raison de plus pour ne pas lutter contre le seul ennemi qui vaille : l’ennemi intérieur, qui se nourrit d’incompétence et de corruption.
Si les torts sont partagés, il faut dire que le Maroc a pour lui le bénéfice d’une certaine candeur tant il semble toujours étonné par la « méchanceté » et la virulence des intrigues ourdies par Alger. C’est le cas depuis le début, c’est-à-dire 1962 lorsque l’Algérie est devenue indépendante. Et rien n’a vraiment changé depuis. La dernière « vacherie » en date remonte à août 2017 lorsque le ministre des Affaires étrangères algérien a accusé les banques marocaines de « blanchir l’argent du hashish en Afrique ». Il faut dire que le Maroc pêche par naïveté car, fier de son histoire millénaire et convaincu qu’il constitue un modèle pour la région, il s’attend à ce qu’il soit aimé ou du moins traité avec amabilité par tout le monde dont l’Algérie, son voisin immédiat. Or, c’est précisément cette exception marocaine – fragile, contradictoire mais réelle – qui irrite profondément le régime algérien.
La tradition contre la révolution
Si Rabat et Alger sont à couteaux tirés depuis aussi longtemps, c’est qu’ils représentent, l’un pour l’autre, une sorte de bras d’honneur politique et institutionnel. Le Maroc, indépendant dès 1956, a voulu se moderniser en restant soi-même ; l’Algérie, elle, s’est débarrassée de la France en 1962 pour faire table rase du passé et se métamorphoser de fond en comble.
Après le départ de la France, le Maroc a fait le choix de la Tradition. Il s’est vite empressé de redevenir lui-même c’est-à-dire une nation habitée par un peuple arabo-berbère, rural voire féodal et dont les épisodes historiques les plus heureux ont toujours coïncidé avec les périodes fastes de la monarchie. Le Maroc est un pays « rescapé » du désert du Sahara grâce aux montagnes de l’Atlas qui bloquent l’aridité et fixent les pluies. Mais l’Atlas constitue une barrière imparfaite qui, de temps en temps, laisse passer la sécheresse, le sirocco dévastateur et les essaims de sauterelles. Par le passé, il n’a pas su empêcher le passage de grands envahisseurs venus du Sud comme les Almoravides ou de l’Est comme les Mérinides. Illuminés et aguerris, ils ont balayé les régimes moribonds de Fez ou de Marrakech au nom de Dieu et d’une lecture fanatique de l’islam. A chaque changement de dynastie (le dernier remonte à 1666), le Maroc a répété la même histoire : pacification interne aux dépends des tribus et des confréries religieuses, reconstruction d’une administration forte autour du Roi, expansion au-delà du heartland vers le Nord c’est-à-dire l’Espagne, vers le Sud jusqu’au Mali et au Sénégal et vers l’Est c’est-à-dire l’Algérie.
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En 1956, le Maroc obtient son indépendance grâce à une alliance entre la monarchie et les partis bourgeois nationalistes. Au même moment, le Front de Libération nationale (FLN) algérien mène une véritable guerre civile intra-musulmane qui lui permet de se débarrasser des élites algériennes qui portaient un projet différent du sien, qu’elles soient traditionnelles (caïds, bachagas) ou modernes comme les indépendantistes du Mouvement national algérien (MNA) réunies autour de Messali Hadj. A l’indépendance, en juillet 1962, ce sont des sans culottes sans pedigree qui prennent les manettes à Alger. Enfants du peuple, partis de rien, ils font table rase du passé et provoquent une rupture totale et sans retour. Leur attitude s’explique par deux raisons au moins. La première est que le pays « accordé » par les accords d’Evian est immense : l’Algérie gagne un Sahara grand comme trois fois la France, un territoire qui l’oblige à avoir une vocation continentale et saharienne. C’est un profond bouleversement historique, du jamais vu depuis un millénaire au moins car l’Algérie est d’abord une montagne qui court le long d’un littoral étroit dont la prospérité dépend du commerce maritime. A des problèmes nouveaux, il fallait certainement oser des solutions nouvelles. La deuxième raison tient à la nature même du passé algérien, qui n’est pas très glorieux. En effet, la longue colonisation française ne faisait que succéder à trois siècles de joug ottoman qui n’ont pas brillé par leurs réalisations architecturales, urbaines ou politiques. A l’inverse, le Maroc, en dépit de l’humiliation de la période coloniale, peut se vanter d’exister comme un Etat souverain depuis le Xe siècle et d’avoir lui-même conquis d’immenses territoires comme l’Andalousie au XIIe siècle et le Mali à la fin du XVIe siècle.
Rupture contre continuité, révolution contre tradition, république socialiste contre monarchie, Maroc et Algérie sont une antithèse vivante l’un pour l’autre.
Un court dimanche de fiançailles
Pour achever de planter le décor de la tragédie, il faut se remémorer la petite dizaine d’années où les deux peuples connurent une sincère et enthousiaste lune de miel, sur le dos des Français. En novembre 1954, lorsque le FLN se soulève, les Marocains organisent un véritable effort populaire pour acheminer nourriture, armes et combattants vers le maquis algérien. C’est le peuple d’Oujda, Berkane, Jerrada, Nador et Taza qui soutient l’insurrection d’Oran, Tlemcen et ailleurs. En août 1955, la solidarité spontanée se met au service de la barbarie lorsque des émeutiers prennent le contrôle de la petite ville d’Oued Zem au Maroc et y massacrent les Français et musulmans « collabos » quitte à égorger les médecins et les malades au cœur du bloc opératoire. Au même moment, le FLN faisait massacrer des pieds-noirs dans et autour de Philippeville (future Skikda).
A partir de 1956, année de l’indépendance du Maroc, les deux peuples connaissent un véritable « printemps maghrébin ». Le Roi Mohammed V fournit des armes, des médicaments et de l’argent au FLN dont les hommes s’entraînent et circulent librement au Maroc. II refuse même de négocier avec De Gaulle la question du tracé de la frontière algéro-marocaine en arguant que tout accord entre Rabat et Paris serait un « coup de poignard dans le dos de nos frères algériens ». En effet, présente en Afrique du Nord depuis 1830, la France a maintenu le flou sur la démarcation exacte entre ses possessions algériennes et le Royaume chérifien. Hormis un segment qui court de l’oasis de Figuig jusqu’à la Méditerranée (300 km environs), Maroc et Algérie n’ont pas de frontière commune. Mohammed V a préféré dire non à De Gaulle et remettre la question au lendemain de l’indépendance algérienne afin de négocier directement avec les représentants légitimes du peuple algérien.
« Cette terre est marocaine et il ne te revient pas de la céder à autrui »
Ils le lui rendront bien dès qu’ils en auront l’occasion. Mohamed V ne sera plus de ce monde (il est mort en 1961) pour voir les cadors du FLN tourner le dos au Maroc. Bouteflika, Boudiaf, Benbella, Boumediene, Kaid Ahmed, tous nourris et logés à Oujda de 1954 à 1962, reviendront sur les promesses faites aux Marocains durant la guerre de libération. Et, dès 1963, le sang coule à la frontière algéro-marocaine. Hassan II veut récupérer Colomb-Bechar et les Algériens ripostent en abattant dix soldats marocains le 8 octobre 1963. Plusieurs affrontements ont lieu en ce mois d’octobre et révèlent la nette supériorité de l’armée marocaine. Les troupes royales parviennent même à capturer un prisonnier de choix : Hosni Moubarak, à l’époque colonel, envoyé par Nasser pour appuyer les Algériens. L’épisode dit de la Guerre des Sables durera trois semaines avant qu’un cessez-le-feu ne soit signé en novembre 1963. Les Marocains n’ont pas poussé leur avantage sur le terrain militaire sous pression étrangère dit-on, française ou américaine probablement. Ils auraient pu récupérer les villes disputées comme Colomb-Béchar et Tindouf. Une source sûre, et qui n’est plus de ce monde, m’a confié que cet épisode a poussé Allal El Fassi, le patron du parti Istiqlal (nationaliste), à reprocher à Hassan II, séance tenante, d’avoir abandonné Tindouf aux Algériens. « Cette terre est marocaine et il ne te revient pas de la céder à autrui ». Quand on connaît la réputation de Hassan II qui ne se laissait pas dicter sa conduite par le premier venu, il y a de quoi imaginer l’indignation qui a poussé Allal El Fassi à tenir de tels propos.
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Après la Guerre des Sables, le sort était jeté pour de bon. Les Algériens, vexés par leurs mésaventures militaires face aux forces armées royales, vont mettre un point d’honneur à se doter d’une armée puissante. On en connaît les résultats dont l’une des ramifications fut la mise du pays en coupe réglée par les généraux. Un véritable complexe militaro-économique s’est emparé de l’Algérie et ne veut pas lâcher prise. Il résiste à tout, même à l’insurrection islamiste des années 1990. Côté marocain, Hassan II tire lui aussi ses conclusions qui ne font que conforter sa pente naturelle vers une alliance avec l’Occident et un combat farouche contre les socialistes. Après tout, à Colomb-Bechar, le Maroc avait face à lui les Algériens soutenus par des consultants égyptiens et cubains, tous socialistes. Les Cubains, en particulier, s’apprêtaient à lancer la Tricontinentale avec le Marocain Mehdi Ben Barka, une initiative de grande portée stratégique et qui promettait d’isoler un peu plus le Maroc face à l’Algérie socialiste. Deux ans jour pour jour ou presque après la Guerre des Sables, Mehdi Ben Barka est enlevé et tué à Paris par un commando marocain.
Forteresses assiégées
Maroc et Algérie ou l’histoire d’une amitié vite déçue et qui donnera lieu à une haine obstinée dont les miasmes contaminent toute l’Afrique du Nord voire au-delà. Le conflit gelé du Sahara Occidental en est l’incarnation. Tout le monde sait qu’il n’y a aucune solution en-dehors d’un tête-à-tête Rabat-Alger. En attendant, les Marocains dépensent des milliards d’euros pour maintenir 100 000 soldats au sud d’Agadir alors que les Algériens font le bonheur des vendeurs d’armes russes en alignant hélicoptères et missiles sur les sables d’un désert qui est peut-être le seul vainqueur de cette confrontation. En effet, la poussière, le sel et les températures extrêmes écourtent sensiblement la vie utile des matériels et oblige à renouveler les stocks en permanence : pneus, composants électroniques, batteries, munitions, etc.
Le plus grave peut-être est que les deux pays, peuples et régimes compris, se sont installés dans une sorte de zone de confort où l’inimitié est la règle. Car, après tout, si la question du Sahara est réglée, quel sera le nouveau jouet des généraux algériens ? Et quel sera le grand sujet fédérateur d’une société marocaine de plus en plus écartelée entre l’individualisme et le nihilisme d’une frange de la jeunesse qui se considère comme gâchée ?
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