Jamais et nulle part, on n’a mieux vécu que dans la France d’aujourd’hui − et, plus largement, dans les démocraties libérales. J’ai imprudemment fait part à mon ami Luc Rosenzweig de cette conviction − que je maintiens mordicus, et je vous mets au défi de m’opposer un seul contre-exemple dans l’espace et dans le temps. Il m’a gentiment pris au mot et au collet : « Vas-y, cher ami, défends la position de Candide dans le numéro de Causeur sur la démocratie, tu es au moins assuré de détonner dans le concert. »
Alors oui, je veux bien jouer au Candide et dire pourquoi le régime social, politique et culturel dans lequel nous vivons, c’est-à-dire la démocratie libérale fondée sur les droits de l’homme et du citoyen, sur l’État de droit et sur l’économie de marché, est notre bien public le plus précieux, en quoi il est le meilleur des systèmes possibles, pourquoi il faut le défendre sans mauvaise conscience et pourquoi encore il faut le critiquer et le réformer uniquement sur ses propres bases.
Toutefois, en échange de cette gageure, je demande le privilège de pouvoir exposer quelques précisions. Elles seront, hélas, plus conceptuelles que spirituelles. Lecteur, si tu fuis les discours qui se prennent un peu au sérieux, passe ton chemin, je vais faire mon petit prof de philo.
Théorie de Gottfried Leibniz caricaturée par Voltaire à travers Pangloss et son disciple Candide, l’optimisme ne consiste pas à croire que tout ce qui est réel est idéal ni que tout va aller de mieux en mieux, mais à estimer que le rapport entre les bons et les mauvais côtés du monde créé par un Dieu calculateur est optimum, qu’il est le meilleur rapport possible : en ce sens, il s’oppose à l’idéalisme. Dans cette perspective, la version optimiste − et non idéaliste − de la démocratie à laquelle je me rallie a été exposée le 11 novembre 1947 par Winston Churchill, en opposition au nazisme et au communisme. Je la restitue intégralement et en version originale, à charge pour le lecteur de mettre l’accent à sa convenance. « Democracy is the worst form of government except all those other forms that have been tried from time to time. »[access capability= »lire_inedits »]
On a souvent réduit cette formule à une sommaire vulgate justifiant la démocratie libérale par le fait que les autres régimes étaient encore pires. Je crois au contraire qu’elle dit avec humour et panache que la démocratie représentative est ce qu’on peut faire de mieux en la matière, précisément parce qu’elle est structurellement et définitivement imparfaite et frustrante.
Elle est frustrante d’abord pour les gouvernants. Sommés de satisfaire des demandes plus ou moins incompatibles, ceux-ci n’ont pas les mains libres dès lors qu’ils sont placés sous la surveillance d’opinions publiques qui s’expriment librement, font grève et vont jusqu’à occuper légalement la rue quand elles le veulent.
Mais la démocratie représentative est aussi frustrante par essence pour les citoyens, puisque ceux-ci sont invités à se décharger de leurs responsabilités sur des gouvernants qui ne sont ni incorruptibles, ni infaillibles, ni tout-puissants pour régler les problèmes.
Le résultat, c’est que les gouvernants servent de punching-ball naturel à l’opinion publique et à ses amuseurs. Cette frustration est normale et même saine ; elle fait partie du système puisqu’elle permet et impose l’alternance. Laquelle est en retour le thermomètre de la frustration du corps électoral.
Tout cela, on dirait que les citoyens de nos douillettes contrées l’ont oublié, ce qui explique que le Manifestant ait été le héros mondial de l’année 2011. Or, qu’il soit « indigné », syndicaliste ou révolutionnaire, ce manifestant des pays démocratiques ressemble aussi peu à son ancêtre ou à son congénère des pays qui ne connaissent ni droits de l’homme, ni droits du citoyen, ni État de droit, que nous, les « révolutionnaires » de 68, ressemblions aux dissidents et aux manifestants des pays communistes de la même époque. Les uns contestent ce que les autres réclament au risque de leurs vies.
Je suis donc, à l’égard de notre démocratie libérale, un optimiste churchillien, et c’est ce qui me fait approuver à la fois Francis (Fukuyama) et Samuel (Huntington) − sous réserve de pouvoir donner mon interprétation personnelle de leurs théories respectives.
Comme disait l’autre, c’est mon avis et je le partage. Je suis donc d’accord avec ma version personnelle de la « fin de l’Histoire » annoncée par le premier : je considère que la démocratie libérale est l’horizon le plus désirable pour tous les peuples et qu’ils finiront bien par l’atteindre. Cet optimisme à long terme repose sur la conviction que, quand ils ont le choix, tous les humains préfèrent la liberté, donc que ceux qui en sont aujourd’hui privés la gagneront un jour.
Mais je suis d’accord aussi avec ma version personnelle du « choc des civilisations » analysé par le second : j’admets que la marche triomphale de notre démocratie libérale, ce régime imparfait et préférable où la liberté et la responsabilité individuelles se révèlent pourtant si anxiogènes, ne fera pas l’économie de conflits entre cultures et entre États, et que nous devons en conséquence nous préparer à assister aux pires régressions. Suivez mon regard vers le Sud et l’Est.
Autant le savoir : le jardin de roses n’est pas pour demain. Je fais pourtant le pari que, dans la compétition mondiale, la démocratie libérale, telle que nous avons la chance de la connaître en France et en Europe, fera la preuve qu’elle est non seulement supérieure en principe, mais aussi plus efficace dans la pratique, parce que c’est elle qui laisse le plus de liberté aux individus en les plaçant sous la protection du droit. Cet optimisme churchillien a l’avantage de laisser intacte l’indignation que suscitent en moi les régimes et idéologies qui détruisent ces libertés, et peut-être plus encore les individus qui méprisent ces libertés alors qu’ils en jouissent. Même en démocratie, on a le droit de détester ses ennemis.[/access]
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