Paris, vers 11h du matin, dans une rue à proximité de République, cinq cars de CRS sont alignés sur le bas-côté de la chaussée. C’est l’heure du casse-croûte et les pandores circulent entre les camions et de larges casiers dans lesquels ils piochent sandwichs et boissons, tout en enfilant jambières et plastrons en vue des manifestations. Dans cette large artère déjà encombrée par la circulation parisienne, deux camions barrés de multiples autocollants du syndicat anarchiste CNT débouchent soudain à hauteur du campement improvisé. Sur la plate-forme de l’un des véhicules sont entassés une quinzaine de types, tous vêtus du même uniforme : crâne rasé, veste de cuir épaisse, et carrure à l’avenant, dénotant une fréquentation plus assidue des salles de sport que des conférences autogérées de Tolbiac. CRS d’un côté et gros bras de l’autre se toisent pendant quelques minutes avant que le feu ne repasse au vert.
Cuisine révolutionnaire
L’image renvoie plus à l’Italie des années de plomb ou des années 1920 qu’à un 1er mai ensoleillé en France en 2018, et si cela ne trouble pas vraiment les vendeurs de muguet qui poursuivent, imperturbables, leur petit commerce à côté, quelques passants observent la scène avec un soupçon d’inquiétude. Le 1er mai au soir, le JT s’ouvre sur les images des « black blocs » mettant à sac un Mc Do à Austerlitz et s’acharnant sur le mobilier urbain au milieu des nuages des fumigènes et des jets de projectiles. Ambiance de guerre civile au journal de 20h. Les types des camions ont-ils pris part à cela ou se sont-ils contentés d’assurer un service d’ordre musclé ? Difficile à savoir mais ils n’avaient tout de même pas l’air d’être venus pour fabriquer des gâteaux dans une ambiance festive et conscientisée, comme les gentils rebelles occupant Sciences Po Paris la semaine d’avant. À voir leur dégaine, on serait tenté de parier que leur 1er mai a été un peu plus sportif qu’un atelier de pâtisserie révolutionnaire, rue Saint-Guillaume.
Les violences et les dégradations qui ont marqué les manifestations du 1er mai ont fait la une des médias et frappé l’opinion, et la communication gouvernementale s’est emparée de l’affaire avec un certain opportunisme. De la lointaine Australie où il était occupé à trouver Lucy Turnbull, l’épouse du Premier ministre Malcom Turnbull, aussi délicieuse qu’un chou à la crème, Emmanuel Macron a fait savoir qu’il tenait pour responsables des débordements les « élus qui tiennent constamment des discours d’agitation », visant évidemment les représentants de la France insoumise et, en premier lieu, Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci est d’ailleurs totalement resté dans son rôle puisque, dans un tweet mémorable, le chef de FI a condamné les « insupportables violences contre la manifestation du premier mai » en concluant : « Sans doute des bandes d’extrême-droite. » Dans le langage du marxisme-léninisme, on n’appelle pas cela mentir mais faire usage de la dialectique.
Le Mélenchon utile de Macron (et inversement)
Avec l’ancien socialiste à leur tête, les Insoumis ont brisé le mur de verre qui cantonnait depuis vingt ans les formations d’extrême gauche à un score de moins de 10% en ordre dispersé aux élections présidentielles. Quant à la rue, elle est plus que jamais occupée par une séquence « révolutionnaire » qui faiblit peu depuis Nuit Debout l’an dernier. Pourtant, cette omniprésence médiatique de la gauche radicale peut servir l’actuel gouvernement Macron de la même manière que la menace du Front national a servi les gouvernements de gauche de Mitterrand à Hollande. Force est de constater qu’il y a du Jean-Marie Le Pen chez un Jean-Luc Mélenchon qui a pris la relève à gauche de l’ex-président du Front national dans le rôle du tribun au verbe haut. Le crash de Marine Le Pen au débat présidentiel du 4 mai a placé le Front national dans une position paradoxale : celle d’un parti qui a battu tous ses précédents records pourtant mis en coupe réglée par une indéboulonnable présidente devenue impopulaire jusque dans ses propres rangs. Tandis que le parti à la flamme est prisonnier de cette insoluble équation, c’est Mélenchon qui a repris, à la gauche de l’anticapitalisme, le flambeau du « populisme » énervé. Ce qui n’est pas une si mauvaise nouvelle pour Emmanuel Macron.
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Les « black blocs » auront parfaitement joué leur rôle d’idiots utiles avec un romantisme révolutionnaire qui tient lieu d’idéologie à ce type de mouvance. L’après 1er mai donne lieu à une couverture médiatique taillée sur mesure à la fois pour le président, qui continue ses réformes à marche forcée, mais aussi pour son opposition insoumise qui consolide sa niche électorale en jouant opportunément avec le fantasme du Grand Soir en ce cinquantenaire de mai 68. D’un côté le pouvoir jupitérien a besoin d’une opposition menaçante pour affirmer une verticalité et une autorité dont la population, lassée par vingt ans d’immobilisme chiraquien, de versatilité sarkozyste et d’indécision hollandienne, est désormais avide. De l’autre, Jean-Luc Mélenchon a besoin d’affirmer dans la radicalité et l’anathème depuis le début du quinquennat sa légitimité à incarner la seule opposition à « l’autoritarisme » macronien. Mais pour le gouvernement, il s’agit d’une opposition de confort. Comme le remarquait déjà le politologue Marc Lazar en 2004, « l’importance de l’extrême gauche est ailleurs. Elle dispose d’une influence idéologique sans commune mesure avec son poids électoral. Elle diffuse une vulgate, qui n’est même plus une idéologie constituée, une forme de néo-gauchisme qui se répand bien au-delà des rangs de l’extrême-gauche stricto sensu. » L’influence de cette vulgate était encore sensible sous le quinquennat de François Hollande mais l’agitation qui a entouré le vote de la loi El Khomri et le passage de Manuel Valls à Matignon ont entraîné la rupture avec ce socialisme de gouvernement sur lequel l’extrême gauche aime à peser grâce à la rue puisque les urnes ne lui permettent généralement pas de le faire.
Macron, roi des décombres
Comme le remarquait Philippe Raynaud en 2006, dans son ouvrage L’extrême-gauche plurielle[tooltips content= »Philippe Raynaud. L’extrême-gauche plurielle. Editions Perrin. Collection Tempus. 2006″]1[/tooltips], cette extrême gauche puise sa légitimité, sinon son influence, dans sa « capacité à présenter sous une forme incandescente et violemment polémique des thèmes ou des thèses très largement répandus au-delà de ses cercles militants ». De par son incapacité même à obtenir par les urnes une influence suffisante, cette mouvance hétérogène s’est reconstituée à la faveur de l’émergence du mouvement altermondialiste, après l’écroulement du bloc soviétique, autour d’une thématique oppositionnelle qui consiste à « changer le monde sans prendre le pouvoir » ce qui, note Philippe Raynaud, « permet de réinvestir les énergies militantes dans de nouvelles formes de lutte sans s’obliger à rompre avec la société et sans s’interdire toute coopération avec la gauche modérée. » Si l’on peut dire cependant que cette logique de fonctionnement a perduré au cours des années 2000-2010, la fin du quinquennat Hollande et l’éclosion du mouvement Nuit Debout ont renforcé une culture de protestation de rue qui présente le paradoxe d’être ancrée dans une forme de prophétisme autoréalisateur et de référence constante aux grands épisodes de la geste contestataire française, en particulier mai 68. Les médias, au cours de l’épisode Nuit Debout, se sont faits en cela le relais efficace de cette forme de romantisme révolutionnaire avec en arrière-plan le contexte politique du divorce entre hollandisme et « frondeurs ».
Cependant, l’élection présidentielle d’avril-mai 2017 a donné à cette contestation une nouvelle dimension en introduisant deux faits nouveaux : tout d’abord, la remise en cause radicale du vieux schéma de l’alternance – installé dans la vie politique depuis la victoire de François Mitterrand en 1981 – et ensuite l’émergence d’une extrême gauche qui s’installe au parlement sous les couleurs de la France insoumise et se trouve portée par le verbe de Jean-Luc Mélenchon. Le macronisme au gouvernement, triomphant sur les ruines des anciens partis du gouvernement, en particulier le PS, et sur les débris d’un Front national désespérément en quête d’un second souffle, et la France insoumise dans l’opposition, occupent l’espace politique et celui de la contestation que ne peuvent assumer un PS en déshérence et un FN déboussolé. Pour le moment, tout le monde y trouve son compte, que cela soit Jean-Luc Mélenchon qui peut enfin jouer la partition historique dont il rêvait, ou Emmanuel Macron qui, après avoir presque « dissout les grèves, nettoyé les facs et débouché les ZAD » comme le titrait il y a peu Charlie-Hebdo peut développer une posture très gaullienne en reprenant à son compte la rhétorique du « moi ou le chaos ».
Le vrai « danger » est ailleurs
La séquence qui s’étend du 1er mai à la « Fête à Macron » du 5 mai est ainsi riche d’enseignements : après que les violences des « black blocs » aient en partie discrédité le défilé syndical du 1er mai, c’est François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon qui se sont portés au secours d’un front social en berne. Si cette logique profite aux leaders de la France insoumise, bénéficiant le 5 mai d’une exposition médiatique très favorable, et au gouvernement, opposant le 1er mai l’ordre républicain aux débordements violents des extrêmes, elle dessert en revanche les syndicats, apparaissant incapables de contrôler leurs manifestations et dont les revendications sont réduites au statut des cheminots tandis que ce qui concerne plus largement le maintien du rail comme service public est désormais largement ignoré. Tandis que le soutien de l’opinion à la grève et la mobilisation des grévistes faiblissent de concert, le gouvernement, comme la France Insoumise tirent les marrons du feu.
Ce jeu politique peut cependant s’avérer dangereux. On aurait tort de se laisser tromper en effet par l’image inoffensive renvoyée par les « autoconférences » de Tolbiac ou le carnaval révolutionnaire, printanier et pimpant des étudiants de l’IEP de Paris tweetant leurs images de gâteaux et buffets solidaires. En 1978, Raymond Aron trouvait que, même dans l’ère relativement apaisée de la Giscardie post-gaulliste, le peuple français pouvait encore « être dangereux ». Au-delà de l’épopée sauvage des « black blocs » qui, malgré les images de guerre civile diffusées au 20h, se sont mis à un millier pour ravager un McDo, quelques véhicules et un peu de mobilier urbain, ce qui menace vraiment le pouvoir et la paix civile en France est bien plus l’extension des zones de non-droit et « territoires perdus » aux périphéries des grands centres urbains, et peut-être plus encore le clivage entre la France urbaine et la France périphérique qui transcendait déjà le clivage gauche-droite avant que celui-ci ne soit déclaré en état de mort clinique après le passage du rouleau compresseur Macron.
Quand Macron tremblera…
Le PS doit sa déroute au fait qu’il a été – et est encore – incapable de saisir la réalité de cette fracture, au point de s’enfermer de lui-même dans un réduit sociétal dont il ne risque pas de sortir avant longtemps. Mélenchon a, au contraire, bien compris cette évolution et orienté son discours électoral vers la France des marges lors de la campagne présidentielle, ce qui lui a permis de faire bien mieux que les 11% de 2012. L’extension de son socle électoral l’oblige cependant à pratiquer – avec délectation il est vrai – une rhétorique suffisamment belliqueuse et révolutionnaire pour donner aux uns et aux autres leur dose de frisson subversif tout en leur faisant oublier leurs divergences sous-jacentes. D’où la nécessité d’être de toutes les luttes, celle des « black blocs », comme celle des cheminots, des Indigènes de la République, des ZAD ou des étudiants en lutte, sans distinction aucune.
Quant à Macron, dont la popularité souffre toujours du syndrome du « président des riches », si l’agitation des « black blocs » le sert en décrédibilisant un front syndical déjà bien fissuré, elle masque aussi le fait que la rationalisation des dépenses publiques frappe d’abord cette France qui n’est ni des centres-villes, ni des banlieues, ni de Centrale ou de Sciences Po. Au-delà de la question du statut des cheminots, on rappellera que le fameux rapport Spinetta prône la suppression de 10 000 kms de lignes, essentiellement Intercités qui desservaient des territoires qui seront plus enclavés encore demain. C’est un peu plus préoccupant pour une partie des habitants du pays que la « sélection » à l’entrée des universités. L’histoire de France a elle bien montré, que même en mai 68, c’est à partir du moment où cette France-là se réveille que les choses bougent contre ou en faveur du pouvoir. Et si la politique de Macron, prince des communicants, ne devait se traduire que par l’écran de fumée de la com’ et un échec final, le réveil, brutal, emporterait tout sur son passage : la Macronie, les Insoumis, les idiots utiles des « black blocs », les autoconférenciers de Tolbiac et les apprentis pâtissiers révolutionnaires de Sciences Po.
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