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Dieu et l’odeur de la sainteté

Une lecture talmudiste de textes chrétiens (Marc Lebiez)


Dieu et l’odeur de la sainteté
L'historien israélien Aviad Kleinberg ©Hannah Assouline

Dans le judaïsme et le christianisme, Dieu est hors de portée de l’homme. Pourtant, les croyants juifs et chrétiens parlent du Créateur comme s’il était appréhensible par les cinq sens. Cette contradiction inhérente aux grands monothéismes a inspiré à l’historien israélien Aviad Kleinberg Le Dieu sensible, une étude pleine d’érudition et d’humour.


Quand un auteur est habité par une idée originale et forte, il s’emploie à en décliner les facettes dans ses livres successifs. Que le dernier essai d’Aviad Kleinberg (Le Dieu sensible) se suffise amplement à lui-même n’interdit pas d’y voir le prolongement d’un questionnement déjà à l’œuvre dans son Histoire des saints (Gallimard, 2005) où il soulignait le caractère « amphibie » de l’homme saint qui, franchissant les frontières ordinaires entre l’humain et le divin, devenait à ce titre « prophète dans son propre pays »[tooltips content=’Prophets in Their Own Country, University of Chicago Press, 1992. Aviad Kleinberg esquisse dans cet essai un certain nombre des thèmes qui seront développés dans son Histoire des saints’]1[/tooltips]. Pas n’importe quel prophète, puisqu’au lieu d’être la « bouche de Dieu » comme ses prestigieux ancêtres bibliques, le saint juif et surtout chrétien se contente de sensibiliser les humains à la manifestation paradoxale d’un Dieu devenu lui-même « sensible », dont il est le témoin. Une parenté méconnue unit donc les saints au « Dieu sensible » dont la présence ambiguë fait voler en éclats les catégories logiques et théologiques.

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Professeur de théologie chrétienne à l’Université de Tel-Aviv et spécialiste des pratiques religieuses du Moyen Âge, Aviad Kleinberg se positionne lui-même dans son dernier essai en témoin curieux plus qu’en savant, qu’il est aussi évidemment. S’il ne fait pas mystère de la sympathie que lui inspirent les textes religieux juifs et chrétiens, aucun d’entre eux ne lui a insufflé la foi en un Dieu tout-puissant. À la distance requise de tout chercheur par rapport à son objet d’étude s’ajoute celle du citoyen israélien de culture laïque refusant, par fidélité aux siens assassinés par les nazis, de croire en un « Dieu de justice » cruellement absent ou indifférent quand son peuple souffrait le martyre. Kleinberg n’en fait pas moins état de l’émotion ressentie au contact de ces textes « immergés dans le sublime » et posant avec une acuité rare quelques-unes des questions fondamentales quant au sens de la vie humaine. Que les réponses apportées par les religions ne l’aient guère convaincu ne l’empêche pas d’être sensible au « charme puissant » exercé par ces récits.

« La chair s’est faite parole »

Agnostique, donc, plutôt qu’athée militant, et érudit doté de bienveillance et d’empathie, Aviad Kleinberg décrit avec une attention souvent amusée les manifestations irrationnelles à travers lesquelles Dieu s’est parfois rendu « sensible » ; manifestations qu’il se refuse à condamner au nom de la raison ou de l’orthodoxie religieuse comme l’ont si souvent fait théologiens et philosophes, vis-à-vis desquels il a parfois la dent dure. Témoin, mais aussi herméneute, cet historien montre avec force que la position de pouvoir inhérente à chacun de ces discours n’a jamais pu venir à bout de ce qui s’est joué à travers ces personnages hors du commun – saints, prophètes, visionnaires – devenus les auteurs involontaires d’une « théologie alternative » infiniment plus novatrice et fédératrice, socialement et culturellement, que la théologie officielle avec qui elle ne pouvait qu’entrer en rivalité. De ce point de vue, la dernière phrase d’Histoire des saints« La chair s’est faite parole » – est devenue le motif principal du Dieu sensible puisque le Tout-Autre, jusqu’alors infiniment lointain, s’est mis à « parler » en s’inscrivant dans la chair des martyrs et des saints.

Seule une théologie négative, dite aussi « apophatique » (gr. apophasis, négation), a pu affronter le paradoxe de la présence-absence divine, sans jamais prétendre épuiser le mystère de cet « Être » qui est aussi néant, ou indicible infini (En Sof) selon la kabbale juive. Ce n’est toutefois pas à l’apophase en tant que telle que s’intéresse principalement Kleinberg ; ni au type de discours qu’elle a produit, dont les contorsions stylistiques et les paradoxes font de l’apophatisme religieux un art subtil, proche de celui des maîtres zen, visant à déstabiliser l’esprit toujours prompt à s’accrocher à la moindre bribe de rationalité et de substantialité. Sans doute cette « table rase » était-elle nécessaire afin de débarrasser Dieu des images et des concepts dont l’ont affublé les hommes, et l’on se souvient de Maître Eckhart suppliant la déité inconnaissable (Gottheit)… de le délivrer de Dieu (Gott) ! Mais les signes de la présence divine ici rassemblés sont d’un autre ordre, et ne rompent qu’en apparence ce jeûne salutaire de l’esprit.

« La douce odeur est une manière de dire Dieu. […] Le bien sent bon ; le mal sent mauvais »

Aviad Kleinberg a en effet consacré la partie la plus importante de son livre à passer en revue ces signes tels qu’ils ont pu être perçus par l’un ou l’autre des cinq sens humains, non sans s’être interrogé sur ce que peut bien signifier la notion même de « sens spirituel », puisqu’aussi bien Dieu ne saurait toucher les êtres humains au sens ordinaire du terme : « Parler de “sens spirituels”, c’est tenter d’infiltrer la sensualité dans les vestibules du langage divin sans payer sa dîme à la corporéité. » Parmi ces sens, Kleinberg ne mentionne qu’indirectement le cœur, seul capable selon Pascal d’aimer d’un amour authentique le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et dont l’expérience mystique exalte la présence à travers celle du Christ. Quoi de plus « sensible » (sensuel ?) en effet que le Dieu qui se manifeste à travers le corps supplicié puis glorieux de Jésus-Christ ? On peut à cet égard s’étonner de ne pas trouver mieux représentées dans ce livre certaines des femmes mystiques qui telles Gertrude de Helfta, Angèle de Foligno et Thérèse d’Avila ont été particulièrement réceptives aux manifestations sensibles du divin.

L’examen des épiphanies divines perçues par chacun des cinq sens est à chaque fois l’occasion de soulever une question théologique majeure, à commencer par celle de l’Incarnation qui demeure un scandale théologique pour le judaïsme comme pour l’islam, même si l’audition de la voix de Dieu sur le mont Sinaï est selon Kleinberg une sorte d’équivalent juif de l’Incarnation chrétienne. Mais que dire des querelles théologiques autour de l’Eucharistie puisqu’aussi bien le corps du Fils de Dieu ne saurait être mangé et digéré comme une nourriture ordinaire ! Ou des débats sans fin pour savoir si les stigmates ont fait de saint François d’Assise un nouveau Christ, rival de l’ancien. Des cinq sens, c’est l’odorat dont la « simplicité fondamentale » inspire à l’auteur le chapitre le plus agréablement sensoriel pour le lecteur, en dépit (ou à cause) de son caractère très consensuel : « La douce odeur est une manière de dire Dieu. […] Le bien sent bon ; le mal sent mauvais ».

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On a pu dire non sans raison de cet essai qu’il constitue une « lecture talmudiste de textes chrétiens » (Marc Lebiez). Talmudiste au sens où cette approche elle-même « amphibie » des textes sur le mode distance/empathie tend à adoucir les tensions propres à la théologie chrétienne, soumise aux exigences logiques de la pensée grecque, et à favoriser la coexistence des contradictions dès lors qu’elles ne mettent pas en péril la cohérence sociale, mais favorisent au contraire la diversité dont se nourrit au quotidien la vie privée et collective. Autant le Dieu des théologiens est cohérent mais terriblement abstrait – « un centre de gravité symbolique » –, autant celui des rabbins est un être hybride « pétri de contradictions insolubles » qui le rendent plus proche des êtres humains, avec qui d’ailleurs il s’entretient. Que le Dieu lointain puisse devenir « sensible » est donc la bonne nouvelle annoncée par un auteur juif à ceux des chrétiens qui en auraient oublié la couleur, la saveur et l’odeur.

L’un des charmes de ce livre, et non des moindres, est enfin de voir l’érudit, le chercheur de textes rares céder la parole au conteur heureux de relater ces expériences extravagantes, et conscient que les récits, petits ou grands, sont finalement seuls éducateurs et fédérateurs. Avoir dégagé d’une énigme théologique insoluble une série de récits offerts aux âmes ferventes et simples – il en est encore aujourd’hui ! – est une prouesse doublée d’une promesse inédite. Si l’ennui peut parfois être « une arme de résistance culturelle particulièrement efficace », comme l’a montré Aviad Kleinberg dans une chronique publiée sur Causeur.fr[tooltips content= »« S’ennuyer à la folie », 8 février 2008. Aviad Kleinberg publie également une chronique hebdomadaire dans le quotidien israélien Yedioth Aharonot.]2[/tooltips], le fait qu’on ne s’ennuie à aucun moment en lisant son livre ne prouve en rien qu’il ne contribue pas à réarmer les esprits face aux pouvoirs divers qui ont pris le relais des religions en matière d’asservissement mental et spirituel. La présence sensible d’un Dieu auquel on ne croit plus vraiment pourrait à cet égard se révéler plus efficace, culturellement parlant, que les discours des moralistes et des théologiens.

Aviad Kleinberg, Le Dieu sensible, traduit de l’anglais par Jacques Dalarun, « Bibliothèque des idées », Gallimard, 2018, 250 p.

Le Dieu sensible

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Causeur #57 - Mai 2018

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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