Le musée du Luxembourg met à l’honneur les œuvres de jeunesse du Tintoret (1518-1594). Ce peintre vénitien superpose les formes et les couleurs avec une rare maîtrise d’exécution. Éblouissement garanti.
Cézanne, le patron de l’art moderne, qui l’admirait sans réserve, parlait de lui avec chaleur : « Vous savez, il me semble que je l’ai connu. Je le vois, rompu de travail, harassé de couleurs, dans cette chambre tendue de pourpre de son petit palais, comme moi dans mon cafouchon du Jas-de-Bouffan. » Il ne craint pas d’évoquer une rumeur, que rien ne permet d’avérer : Tintoret aurait eu des rapports incestueux avec sa fille Marietta, excellent peintre elle aussi : « Quand il quittait ses chevalets, paraît-il, il arrivait là, il tombait, épuisé, toujours farouche, c’était un grognon, dévoré de désirs sacrilèges… oui, oui… il y a un drame terrible dans sa vie… Je n’ose pas le dire… Suant à grosses gouttes, il se faisait endormir par sa fille, des heures. Seul avec elle, dans tous ces reflets rouges… Il s’enfonçait dans ce monde enflammé, où la fumée du nôtre s’évanouit… Je le vois… Je le vois… La lumière se dépouillait du mal[tooltips content= »Joachim Gasquet, Cézanne [1921], Cynara, 1988. »]1[/tooltips]. » Marietta mourut avant son père.
Le teinturier sensuel
L’exposition « Naissance d’un génie » rend parfaitement compte de l’ambition d’un jeune peintre, Jacopo Robusti dit Le Tintoret (1518-1594). De petite taille, fils d’un teinturier (Tintoretto), il voulut se faire une place au soleil dans la très brillante république de Venise. Son autoportrait (vers 1547), la tête tournée vers le spectateur, nous révèle un homme aux aguets, avec quelque chose d’inquiet dans l’œil perçant : il peut beaucoup, il veut tout. Le musée du Luxembourg présente les œuvres de « jeunesse ». Certes, elles sont d’une inégale valeur, car l’essentiel, intransportable, est à Venise. Toutefois, au Luxembourg, se trouvent exceptionnellement réunis des portraits remarquables (Nicolò Doria, 1545), des scènes bibliques d’une grande sensualité (Le Péché originel, 1551-1552), des représentations magnifiques de théâtralité (Salomon et la Reine de Saba, 1546-1548, avec l’assistance de Giovanni Galizzi) et des chefs-d’œuvre (La Princesse, saint Georges et saint Louis, 1551 ; L’Enlèvement du corps de saint Marc, 1545).
La beauté dangereuse
Relativement à Tintoret, et d’une manière générale à l’art, l’admiration n’est pas sans risque. Il arrive qu’elle produise une manière de vertige. La médecine reconnaît officiellement cet état psychique et physique : l’ensemble des signes qui le caractérisent, parfaitement identifiés, constitue le syndrome de Stendhal. Se trouvant à Florence, l’écrivain veut tout voir, visite les monuments, court de sculpture en tableau… Le voici à Santa Croce ; il demande à un moine de lui ouvrir une chapelle renfermant les fresques du peintre Volterrano : « Il m’y conduit et me laisse seul. […] Les Sibylles du Volterrano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m’ait jamais fait. J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber[tooltips content= »Stendhal, Rome, Naples et Florence. »]2[/tooltips]. »
Tintoret le rétinien
On ne sera pas menacé de succomber à cet éblouissement si l’on se rend au musée du Luxembourg. Mais l’on verra les preuves évidentes de la supériorité d’un artiste dans une sage et remarquable muséographie, très éloignée de l’accumulation stendhalienne apte à susciter la frénésie admirative, la saturation formelle et « l’étouffement » colorimétrique. Tintoret est un exceptionnel coloriste. Il distingue autour de lui, c’est-à-dire « dans la nature », d’abord des couleurs, des tonalités, des gradations infinies et subtiles, qui fondent les contours des choses inertes et des êtres animés. Ces couleurs, savamment mêlées sur sa palette, la conduite précise du pinceau par sa main, la pression plus ou moins forte de celle-ci sur celui-là, voilà sur quoi repose l’exercice de son métier. C’est ainsi qu’il ignore volontairement le trait pour faire coexister sur un même espace des matières, des reliefs, d’innombrables personnages, des animaux, des paysages sur des plans plus ou moins éloignés : seuls le pinceau et la main gouvernent ce monde compliqué. Et quelle habileté dans ses gestes ! Pour Le Miracle de l’esclave (1547), qu’il destine à la Scuola di San Marco, il semble peindre aussi précisément et plus rapidement que l’ombre, au moment où il saisit les formes qu’elle distribue dans l’espace et qu’il sélectionne pour son tableau. L’écrivain Pietro Aretino (Pierre l’Arétin, 1492-1556) lui reprochera aimablement cette « prestezza di fare » (« rapidité d’exécution »), qu’il semble juger peu compatible avec l’idéal de beauté des renaissants (l’Arétin est un ami proche du Titien). D’autres encore lui conseilleront la patience contre la hâte d’en finir. Or, on cherchera en vain une erreur dans la composition comme dans la réalisation du Miracle de l’esclave : si l’artiste produit avec cette vitesse d’exécution, c’est que sa maîtrise est totale[tooltips content= »« Tintoret est le roi des violents. Il a une fougue de composition, une furie de brosse, une audace de raccourcis incroyables, et le saint Marc peut passer pour l’une de ses toiles les plus hardies et les plus féroces. » (Théophile Gautier, Italia, voyage en Italie). »]3[/tooltips].
Quelque chose perce, éclate dans chacune de ses œuvres, même dans les tableaux de « jeunesse ». Il démontre une puissance et des dons d’exécution éclatants, et il produit une féerie picturale savamment orchestrée, organisée avec une rigueur presque mathématique : « Ce qu’invente Tintoret, c’est l’utilisation de l’espace dans sa profondeur, l’unification de la composition par de grandes diagonales qui plongent dans l’arrière-plan[tooltips content= » Michel Hochmann, Venise et Rome, 1500-1600 : deux écoles de peinture et leurs échanges, Droz, 2004. »]4[/tooltips]. »
Il se reconnut génial assez tôt dans un monde déjà ancien, qui ne l’attendait pas. Il avait raison. Le regard de celui qui aura contemplé un seul de ses tableaux majeurs conservera l’empreinte rétinienne de la beauté.
Exposition « Tintoret, naissance d’un génie », du 7 mars au 1er juillet 2018, musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris.
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