Malgré ses rodomontades, le président américain a accepté le principe d’un dialogue nucléaire direct avec son homologue nord-coréen. C’est sous-estimer la rouerie de Kim Jong-un, plus que jamais en position de force pour déstabiliser la région.
Dans la chronologie du contentieux nucléaire entre la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) avec le reste du monde, le mois de mars 2018 restera comme un jalon dont l’histoire dira s’il fut décisif. Commencé avec la promesse d’un sommet intercoréen pour le mois d’avril prochain, le dernier mois de l’hiver s’est poursuivi avec une annonce tonitruante de Washington : vendredi 9 mars 2018, la Maison-Blanche informait que le président Trump avait accepté une invitation de Kim Jong-un à le rencontrer « en un lieu et à une date à déterminer ». Plus tard dans la journée, Sarah Huckabee Sanders, la jeune porte-parole de la présidence précisait que la rencontre aurait lieu quand le régime nord-coréen aurait pris des initiatives « concrètes et vérifiables » sans que ces dernières fussent spécifiées. Enfin, un revirement moins officiel clôturait cette longue journée : l’invitation avait bien été acceptée sans condition.
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À l’annonce de cette grande première, la plupart des observateurs de la région nord-est asiatique firent part de leur surprise, de leurs doutes quant aux résultats tangibles, mais aussi de leur satisfaction devant cette opportunité de dialogue. Reste encore à savoir si la rencontre se tiendra dans la zone démilitarisée qui sépare les deux Corées, si la présidence américaine aura le temps de s’y préparer avant l’été et si les Américains seront assez malins pour ne pas se laisser duper par le talentueux Monsieur Kim.
Six essais nucléaires depuis septembre 2017
En attendant ce sommet encore hypothétique, il faut se pencher sur le nouveau rapport du Groupe d’experts qui assiste le comité chargé de suivre la mise en œuvre des sanctions prises contre les programmes d’armes de destruction massive de la RPDC depuis 2006 (résolution 1718). Publié dans une relative indifférence le 5 mars 2018, ce document de près de 300 pages dresse pourtant un bilan très critique de l’application des sanctions.
Il rappelle d’abord que la RPDC a procédé à son sixième essai nucléaire le 3 septembre 2017, le plus puissant à ce jour (près de 200 kilotonnes équivalent TNT). De plus, vingt missiles balistiques, dont trois missiles balistiques intercontinentaux, ont été tirés en 2017. « Rien n’indique, continue le document, qu’elle mettra un terme à ces activités, et l’objectif déclaré de parvenir à la dénucléarisation et de trouver une solution pacifique à la situation semble de plus en plus difficile à atteindre. » À propos du régime de sanctions en place, renforcé année après année et qui prévoit depuis l’année dernière un plafonnement des volumes de pétrole brut, l’on apprend que « non contente de poursuivre ses précédentes violations et de recourir à des pratiques de contournement de plus en plus sophistiquées, la République populaire démocratique de Corée bafoue déjà les dernières résolutions du Conseil en exploitant les chaînes mondiales de distribution de pétrole, la complicité de ressortissants étrangers, des sociétés offshore et le système bancaire international ». À ce jour, la RPDC exporte encore « presque tous les types de marchandises interdites par les résolutions » : 200 millions de dollars de devises ont ainsi été engrangés par le régime entre les mois de janvier et septembre 2017. Itinéraires de navigation « trompeurs », « manipulation de signaux », falsification de documents, coopérations militaires en place bien qu’interdites, la liste des moyens mis en œuvre par Pyongyang pour contourner le régime multilatéral de sanctions est longue, très documentée. Cela indique une politique systématique, une détermination sans faille – et une réussite malheureusement exemplaire pour les futurs candidats à la prolifération nucléaire, balistique ou chimique.
La dénucléarisation de la Corée du Nord n’est plus un objectif impérieux de la doctrine nucléaire américaine
Pour mémoire, l’avant-dernier rapport du même Groupe d’experts remis début septembre 2017 concluait déjà en ces termes : « La République populaire démocratique de Corée a considérablement développé les capacités de ses armes de destruction massive, défiant le régime de sanctions le plus complet et le plus ciblé de l’histoire des Nations Unies. […] La RPDC poursuivra probablement ses programmes d’armes nucléaires et de missiles balistiques à un rythme rapide, à en juger par les déclarations faites par Kim Jong Un, notamment lors de son discours du Nouvel An 2017, au cours duquel il a affirmé qu’en 2016, elle avait acquis le statut de puissance nucléaire, réalisé le premier essai de bombe H, des tirs d’essai de divers moyens de frappe et des essais de têtes nucléaires, et atteint le stade final de préparation à l’essai du lancement d’un missile balistique intercontinental. »
À la lecture de ces rapports, une conclusion s’impose : l’initiative de Donald Trump est malheureuse pour la bonne raison que le régime nord-coréen est désormais en position de force pour entamer des pourparlers directs avec les États-Unis. Dans tous les cas de figure, ils n’ont aucune chance de tourner à l’avantage de la partie américaine. La confusion dans les messages de la Maison-Blanche, le 9 mars, indique en creux une indécision que l’on retrouve dans la nouvelle doctrine nucléaire (Nuclear Posture Review, NPR 2018) des États-Unis s’agissant de la menace nord-coréenne, document stratégique majeur rendu public début février. La NPR 2018 ne déclare pas que la dénucléarisation de la Corée du Nord est toujours un objectif impérieux, ou de court terme, ou encore une condition de la reprise des négociations avec Pyongyang. Il s’agit désormais simplement d’un objectif à long terme (« long-standing ») des États-Unis. À l’évidence, cette position prend acte des succès balistiques, nucléaires, économiques de la RPDC au cours des dernières années.
La bombe dans la Constitution
À Pyongyang, une réflexion nourrie sur la place de l’arsenal nucléaire dans l’outil de défense nord-coréen est engagée depuis l’inscription dans la Constitution, en avril 2012, de la qualité d’État nucléaire de la Corée. Personne ne sait encore comment la possession de l’arme nucléaire par le régime changera sa politique étrangère et de sécurité. Une forme de sanctuarisation agressive est possible. Un autre scénario, opposé, pourrait voir les Nord-Coréens se comporter avec la retenue d’une puissance nucléaire pour entamer un processus de paix et de réunification en bonne position. Certains éléments récents de la rhétorique officielle confirment cette hypothèse.
En tout état de cause, en l’absence de vraies mesures de confiance et de sécurité, un État nord-coréen nucléaire est un facteur de déstabilisation de la sécurité régionale. La situation dans la péninsule est aujourd’hui un cas d’espèce de l’équilibre entre dissuasion et arms control, deux éléments qui, dans des contextes d’hostilité ouverte, peuvent composer une dynamique efficace.
Peut-être les États-Unis et leurs principaux alliés régionaux devraient-ils plutôt s’employer à rendre plus crédible la dissuasion élargie dont bénéficient la République de Corée et le Japon, tout en initiant la négociation de mesures de confiance et de sécurité avec la RPDC. Cela permettrait de prévenir une escalade régionale, d’éteindre les velléités nucléaires à Séoul et à Tokyo, en somme de maintenir le statu quo en l’aménageant.
Une faute stratégique
En principe, la Corée du Nord pourrait être considérée comme État possesseur d’armes nucléaires en dehors du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Mais il faudrait que ce soit en échange d’un moratoire sur les essais nucléaires et de l’engagement d’adhérer progressivement aux principaux outils du régime mondial de non-prolifération des armes de destruction massive – y compris en matière de contrôle des exportations – ainsi qu’aux principaux traités et accord en matière de sûreté et de sécurité nucléaires. Des mesures de confiance et de sécurité spécifiques devraient également être négociées avec le Japon et la Corée du Sud, sous le parrainage des États-Unis et de la Chine, avec en contrepartie un contrôle de l’installation des systèmes stratégiques défensifs ou offensifs américains sur les territoires alliés dans le cadre d’une politique de réassurance ouverte et assumée. La dénucléarisation de la péninsule conserverait dans ce schéma le statut d’un horizon.
Pour qu’un tel schéma fonctionne, deux conditions sont nécessaires : la reconnaissance – non nécessairement officielle – d’un statut nucléaire nord-coréen a minima, d’une part ; la saturation des ressources du régime pour lui interdire de continuer le développement de ses programmes nucléaire et balistique, d’autre part. Ni l’une ni l’autre ne sont aujourd’hui réunies.
Autrement dit, dialoguer avec la Corée du Nord deviendra opportun pour les États-Unis quand elle sera en position de faiblesse relative et quand une position claire sur son statut nucléaire sera à nouveau adoptée à Washington après consultation de ses alliés et partenaires. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Dans ces conditions, accepter un dialogue direct avec Pyongyang est une faute stratégique.