Contrairement à de nombreux critiques de mai 68, Gérard Berréby n’y voit pas la matrice du libéralisme libertaire mais une révolte poétique contre la marchandise. Le directeur des éditions Allia regrette cependant le détournement des mots d’ordre de mai opéré par le capitalisme financier.
Causeur. En 1968, vous aviez 17 ans. Que faisiez-vous à Paris ?
Gérard Berréby. Deux ans plus tôt, j’étais arrivé de Tunisie avec ma mère, mes frères et mes sœurs. Nous vivions en région parisienne dans la cité des Bosquets, à Montfermeil, qui depuis a acquis une sinistre réputation. À 17 ans, alors que j’allais abandonner le lycée, j’ai été aspiré par un mouvement d’agitation et de contestation. Cela semblait correspondre non seulement à l’air du temps, mais également à ce que je ressentais confusément. J’ai alors lu La Société du spectacle, de Guy Debord, sans forcément tout comprendre.
Qu’est-ce qui vous a poussé à lire Debord et ses compagnons de l’Internationale situationniste (IS) dont les références étaient assez ardues ?
Cela me paraissait naturel. Parmi les tracts et les graffitis du moment, les plus inventifs, subversifs, poétiques et utopiques venaient des situationnistes ou des gens qui leur étaient proches. L’IS était constituée de quelques personnes tout à fait inconnues, c’est ce qui a fait sa force : un mouvement qui n’a pas cherché à être un parti, à avoir une diffusion large et à faire de la propagande envers les masses, a réussi à cristalliser ce qui se trouvait déjà dans l’esprit de l’époque.
Alors que la jeunesse est souvent le fourrier de l’extrémisme, ce courant de pensée vous a « vacciné » contre les tentations totalitaires. Comment cela s’est-il opéré ?
La constitution même de la pensée situationniste passe par une critique frontale de tous les mouvements totalitaires qui aspirent à former une avant-garde éclairée pour diriger les masses. Malgré mon très jeune âge, j’ai bien vu comment se comportaient tous les groupes maos ou trotskistes, tous plus sectaires les uns que les autres. Cela m’a définitivement vacciné contre toute volonté de diriger qui que ce soit.
Mai 68 ne fut-il pas un mouvement spontané, plutôt anar dans son fonctionnement ?
Au départ, le mouvement de mai était incroyablement spontané. Contrairement à la Commune ou à la révolution russe, les manifestations échappaient complètement aux mouvements politiques institués. Tant que la revendication était spontanée et utopique, les slogans bombés sur les murs restaient terriblement inventifs. Mais dès que le mouvement est passé à des revendications matérielles ou salariales, il a commencé à sombrer.
Contrairement à la Commune ou à la révolution russe, les manifestations échappaient complètement aux mouvements politiques institués
…parce que les appareils politiques de gauche avaient repris la main ?
Absolument. Et c’était d’ailleurs leur but. Du Parti communiste à l’extrême gauche la plus radicale en passant par les appareils syndicaux, toutes ces politiques avaient une idéologie rattachée à des mouvements passés portés par des structures bureaucratiques hiérarchisées et centralisées. Par exemple, la CGT était connue pour être la courroie de transmission du Parti communiste. Et les organisations gauchistes pratiquaient l’entrisme – c’est-à-dire qu’ils avançaient dans tel ou tel mouvement syndical pour essayer d’en orienter la ligne. Des années plus tard, j’ai été très amusé de découvrir dans un document situationniste qu’était répété sur toute une colonne : « JCR = cons ». La JCR, c’était la « Jeunesse communiste révolutionnaire » d’Alain Krivine !
Quel bouillon de culture ! Comment se fait-il qu’une partie de la contestation n’ait pas basculé dans le terrorisme, comme en Allemagne ou en Italie ?
Il faut reconnaître que tout gaullistes qu’ils étaient, le ministre de l’Intérieur, Christian Fouchet, ainsi que le préfet de police, Maurice Grimaud, qui dirigeaient la répression et le maintien de l’ordre, ont paradoxalement contenu la violence policière et empêché que la situation ne dégénère. C’est en partie grâce à eux s’il y a eu si peu de morts, malgré l’ampleur du mouvement dans cette société complètement corsetée et assez étouffante. [Entre le 24 mai et le 11 juin 1968, on recense six morts en marge des événements : un commissaire de police renversé par un camion de manifestants, un lycéen noyé, un concierge ayant reçu un éclat de grenade, et trois ouvriers de Peugeot tués par des balles perdues ou une grenade, NDLR.]
La France du général de Gaulle était-elle si irrespirable ?
C’était une société moralisante avec énormément d’interdits contre lesquels la jeunesse s’est soulevée. Si je me suis révolté, c’est que mes aspirations étaient sans cesse bridées, notamment par le service militaire obligatoire. Ma nationalité tunisienne a retardé mon appel sous les drapeaux, mais j’ai ensuite dû jouer la comédie pour me faire réformer. Dans un autre ordre d’idées, tout propos critique ou satirique qui dépassait la morale admise était censuré. Quant à la famille, c’était alors une institution lourde et étouffante. Avoir des parents divorcés était un cas d’exception. Bref, la société craquant de tous côtés, des individus qui ne se connaissaient pas ont spontanément poussé les murs.
Ne noircissez-vous pas trop le tableau ? En 1968, la jeunesse connaissait le plein-emploi et profitait des Trente Glorieuses…
Bien évidemment, cette époque paraît rétrospectivement plutôt florissante et privilégiée. Quand un jeune cherchait un logement ou un travail, ça n’était pas l’enfer que c’est devenu. Mais plutôt que d’analyser la situation à la lumière de ce que nous vivons aujourd’hui, il faut se replacer dans le contexte de la société d’alors. « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie. » On ne peut pas juger l’Antiquité grecque avec notre regard d’aujourd’hui, ça ne marchera pas !
Soit, replaçons-nous dans le contexte de l’époque. Dans votre livre-conversation avec le situ Raoul Vaneigem, vous notez que de nombreux acteurs de Mai souffraient d’une carence paternelle. Or, dans son réquisitoire anti-68, Patrick Buisson fait du slogan « Papa pue » l’emblème de la destruction du patriarcat. Qu’en pensez-vous ?
À l’époque, toute révolte contre l’ordre social était obligatoirement une révolte contre l’image du père. Il se trouve que dans le mouvement situationniste, un certain nombre de protagonistes de renom comme Debord et Khayati avaient perdu leur père dans leur enfance. Moi-même, je suis orphelin de père depuis l’âge de cinq ans. Cette absence influe forcément sur le développement de la personnalité d’un individu. Et après ? Cela me gêne que certains réduisent le grand mouvement de contestation que fut Mai 68 à cette question du patriarcat. Un tel raisonnement enferme un événement complexe dans un particularisme. D’un trait réel mais périphérique, les penseurs contemporains font un problème central. C’est là la limite de la pensée : chacun y va de sa coloration de la chose.
Au risque de simplifier les choses, il me semble que Mai 68 a gagné sur tous les plans…
Au contraire, Mai 68 a subi une défaite cuisante ! Le triomphe de la marchandise et de la domination est aujourd’hui si total que l’écrasante majorité des individus y adhère. Les êtres eux-mêmes sont devenus marchandises. Ils se vendent, deviennent spectateurs de leur vie en la mettant en avant, photographient leur plat de pâtes pour le publier sur internet et écrivent qu’ils ont craqué en mangeant un pot de Nutella.
À l’époque, toute révolte contre l’ordre social était obligatoirement une révolte contre l’image du père
La consommation de masse ne date pas d’hier : grâce au plan Marshall, l’Europe y a eu accès dès les années 1960.
Certes, l’image domine notre vie quotidienne depuis longtemps, mais il a fallu attendre ces trente dernières années pour que le progrès technologique opère des avancées inédites. Jusqu’à une date récente, l’image et le progrès technologique s’étaient développés de manière disjointe. Or, aujourd’hui, ils se rejoignent pour soumettre les individus, notamment à travers les réseaux sociaux qui introduisent la technologie dans notre vie privée. Nous atteignons un paradoxe : jamais nous n’avons eu autant le droit de nous exprimer qu’aujourd’hui, mais il est devenu beaucoup plus difficile de se faire entendre. L’autocensure s’étend, signe que la domination marchande a triomphé à tous les étages.
Mais tout le monde fustige la marchandisation du monde, même Laurent Wauquiez ! J’observe le mouvement inverse : la publicité et la finance ont récupéré à leur profit les mots d’ordre libertaires et les talents de Mai.
Toute idée finit par être récupérable. Quand une idée nouvelle est avancée à un moment donné de l’histoire d’une société, elle provoque une rupture et n’est donc pas admissible au-delà d’un petit nombre d’individus. Dix ans plus tard, cette même idée se répand et devient évidente. Par exemple, en 1991, j’ai publié Le Temps du sida, de Michel Bounan, livre qui avait suscité un scandale. Bounan y mettait l’accent sur les cofacteurs qui participent à l’éclosion du sida : l’industrie agroalimentaire, la pollution, le stress des sociétés contemporaines, etc. Aujourd’hui, pour la plupart des gens sérieux qui s’intéressent au sida, c’est devenu une banalité de le dire.
De même, dans la publicité, beaucoup se sont servis des slogans de Mai 68 pour gagner de l’argent, avec l’inversion des génitifs dans le style de Marx : « philosophie de la misère/misère de la philosophie ». Mais c’est une vue assez courte et un peu binaire que de rendre responsable de ce détournement la révolte poétique et politique que fut Mai 68.
J’insiste : si j’en crois le marxiste Michel Clouscard, Mai 68 a frayé la voie au « libéralisme-libertaire ». Est-ce une simple vue de l’esprit ?
Les tenants du pouvoir ne sont pas idiots. Ils ont bien compris que la société regorgeait de problèmes et se sont donc emparés de la substance des idées contestataires pour les intégrer à leurs schémas de fonctionnement. Ainsi, au tournant des années 1960-1970, Chaban-Delmas nommé Premier ministre a inauguré la « Nouvelle Société ». C’était le début du libéralisme, alors marqué par le principe de participation : les ouvriers et les employés touchaient une petite partie des bénéfices de la société. Le libéralisme a été progressiste par opportunisme. Par nature, il s’accommode de tout.
Je vous donnerai raison sur un point : le mouvement des idées est difficilement prévisible. Cinquante ans après 1968, la révolution a ainsi laissé place à l’inquisition : au nom du Bien, certains prétendus libertaires sont devenus les pires censeurs ! Comment expliquez-vous ce retournement ?
Notre niveau de développement technologique favorise des jugements exclusivement moraux qui font fi du droit et de l’histoire. Tous les problèmes politiques, économiques et sociaux ont ainsi été transposés sur le plan de la morale. Prenons mon exemple. Quand je suis arrivé en France à l’âge de 15 ans, j’étais un étranger qui allait à la préfecture de police tous les trois mois pour renouveler sa carte de séjour. À l’époque, c’était un problème social et politique. Aujourd’hui, c’est devenu un problème moral. On n’ose même plus dire « immigré » ou « étranger ». S’installe une espèce de paternalisme consensuel en vertu duquel certains se sentent obligés de défendre les sans-papiers, mais dans le même temps lancent une pétition contre eux parce qu’ils occupent le square où jouent leurs enfants. À partir du moment où un problème se déplace sur le terrain de la morale, il perd sa substance et on entre dans la confusion. C’est comme cela que certains soixante-huitards deviennent des pères-la-morale…
À quoi attribuez-vous cette extension du domaine de la morale ?
Il n’y a pas de force obscure, de deus ex machina au-dessus de nous ni de société secrète qui mettrait à exécution je-ne-sais-quel plan décidé tel jour à telle heure. Joue plutôt une conjonction d’éléments dans l’évolution de nos sociétés. Le détricotage progressif de tous les acquis sociaux qui avaient été obtenus entre la fin du XIXe siècle et les années 1960 ne résulte pas davantage d’une décision irrévocable. Mais petit à petit, on a tué le politique. À partir du moment où le capitalisme s’est intensément financiarisé, toute chose s’est internationalisée, notamment via internet. C’est pourquoi la réglementation de la finance est un projet obsolète, sinon ridicule, car les flux de capitaux vont beaucoup plus vite que le droit. De cette manière, toute opposition réelle a été tuée à partir de la fin des années 1970.
Rétrospectivement, pensez-vous avoir sous-estimé en 1968 la tendance de l’homme libre à s’avachir dans le consumérisme ?
Certainement. Je vivais dans l’euphorie du moment. On ne peut pas toujours anticiper les suites ou les conséquences d’un événement, d’autant plus quand le rapport de cause à effet demeure difficilement démontrable. Je me refuse à juger un mouvement à l’aune de telle ou telle évolution qu’il a connue par la suite. Les choix individuels, y compris celui de sombrer dans un consumérisme outrancier, n’annihilent en rien le mouvement collectif de libération qui a eu lieu. Je me refuse à juger a posteriori, ce qui reviendrait à demeurer paralysé face à des initiatives, des élans qui ont toujours existé et continueront de se manifester, et à neutraliser toute action en la jetant aux poubelles de l’histoire. Or, c’est précisément cela la répression.