Accueil Édition Abonné Avril 2018 Alain Finkielkraut: « Nous nous devons d’honorer la mémoire d’Arnaud Beltrame »

Alain Finkielkraut: « Nous nous devons d’honorer la mémoire d’Arnaud Beltrame »

Morceaux choisis de l'Esprit de l'escalier


Alain Finkielkraut: « Nous nous devons d’honorer la mémoire d’Arnaud Beltrame »
Alain Finkielkraut, septembre 2017. ©Hannah ASSOULINE/Opale/Leemage

Morceaux choisis de l’Esprit de l’escalier, par Alain Finkielkraut.


Qu’est-ce que le populisme ? (11 mars)

Une déferlante populiste est-elle en train de submerger l’Europe ? Avant de répondre à cette question, il faut s’entendre sur la signification du mot. Les trois grandes composantes du populisme, dans son acception classique, sont l’anti-élitisme, l’anti-intellectualisme et le refus de l’altérité sous toutes ses formes. « Le poisson pourrit par la tête », disait Pierre Poujade, qui défendait d’un même souffle ceux d’ici contre ceux d’ailleurs et les petits contre les gros.

Cette façon de voir et de parler n’a pas disparu comme par enchantement, mais ce qui différencie notre situation des années 50 du XXe siècle, c’est, pour reprendre l’expression très éclairante de Dominique Reynié, « la percée du populisme patrimonial ». Ce populisme invoque le droit à la continuité historique, car, comme dit Ortega y Gasset : « L’homme n’est jamais un premier homme, il ne peut continuer à vivre qu’à un certain niveau de passé accumulé, voilà son seul trésor, son privilège, son signe. »

Après Hitler, on a voulu purger les identités nationales et l’identité européenne de toute consistance identitaire, sur le modèle habermassien du « patriotisme constitutionnel ». Il n’y a donc plus d’élitisme patrimonial et c’est le populisme qui remplit ce vide. Le peuple, ou certains segments du peuple, veut la préservation d’un monde que les classes dominantes ont entrepris de remplacer par les règles du marché et du droit. Une telle attitude est qualifiée de xénophobe. Ainsi confond-on dans un même opprobre la peur de l’étranger et la douleur de devenir étranger chez soi. On peut glisser de la douleur à la peur et de la peur à la haine, certaines formations politiques en Europe cèdent à cette horrible tentation. Ce n’est pas en criminalisant la douleur, mais en lui donnant statut et en cherchant les moyens d’y remédier qu’on pourra faire barrage à ces mauvais penchants. Pour l’heure, comme l’écrit Guillaume Perrault dans Le Figaro : « Des masses d’Italiens ont eu le sentiment que la volonté résolue d’un changement radical en matière d’asile, d’immigration et de nationalité ne pouvait trouver une expression, bien sûr, au Parti démocrate, celui de Matteo Renzi, ni même à Forza Italia prisonnière de son europhilie inconditionnelle et solidaire des règles juridiques contraignantes imposées par l’Union. Une majorité du pays a ainsi rappelé à ses élus qu’ils ne sont pas là pour la surveiller, mais pour appliquer sa volonté. » Volonté non seulement xénophobe mais europhobe, nous dit-on. Regardons-y de plus près.

A lire aussi: Alain Finkielkraut sur l’alternative entre populisme et politiquement correct et sur la journée des droits des femmes

Au nom des impératifs de l’économie, des exigences de la morale et de « l’avantage que représente la diversité culturelle », le Conseil européen et la Commission réclament avec une constance que rien n’entame toujours plus d’immigration extra-européenne. Or, en changeant de population, l’Europe est amenée à changer d’identité. Si, comme le dit Stephen Smith, l’africanisation de l’Europe est inéluctable, l’Europe ne sera plus l’Europe, tout simplement. Qui donc est europhobe ? Celui qui ne supporte pas de voir disparaître la civilisation européenne, ou celui qui ne la voit même pas agoniser, obnubilé qu’il est par les droits de l’homme, les valeurs universelles et l’anti-élitisme ? L’anti-élitisme des élites, telle est la grande et triste nouveauté de notre temps. Bérénice Levet, dans son livre Le Crépuscule des idoles progressistes, en donne quelques exemples éloquents. En 2015, la médiathèque musicale de Paris organisait une exposition dont l’intitulé était : « Le classique ne me rasera plus ! » et dont voici l’argumentaire : « Sérieuse, la musique classique ? Raffinée ? Distinguée ? Élégante ? Tu parles ! De la caricature au gag, de l’humour tonique au mauvais goût le plus radical, venez découvrir comment l’édition phonographique a pu casser l’image un peu surannée et élitiste de la musique classique, à travers une sélection de pochettes issue des collections patrimoniales de la médiathèque. » Lors de la folle journée de Nantes en 2008, Schubert était relooké « en costard sans cravate et parfaitement à l’aise dans ses baskets ». Et en 2010, Chopin, affublé d’un polo rouge, main sur la hanche, était représenté bras dessus bras dessous avec une George Sand en tee-shirt blanc portant une inscription en rouge…

La nouvelle élite progressiste est décontractée, ne s’intéresse à son patrimoine que pour en faire l’appendice de la « world culture », une prémonition décoiffante du rock ou du rap, en somme. Alors même qu’elle milite ardemment pour le renforcement de l’Union européenne, cette élite apporte son concours rigolard à l’enterrement de l’Europe.

Qu’est-ce que le néoféminisme ? (11 mars)

Le 8 mars, Journée internationale des femmes, Libération consacrait sa couverture au scandale des inégalités salariales. « Malgré la loi, lisait-on, l’écart des salaires est toujours de 25% en France. » Ici, la désintox, comme disent les journaux, s’impose. Partout, dans le monde occidental, on fait la même constatation : les femmes vont majoritairement vers des professions moins rémunérées : le soin, les relations humaines, les ONG, la médecine, la justice, l’enseignement, plutôt que l’engineering, l’industrie ou la finance. La différence de salaires résulte donc de leurs choix et non d’une discrimination de la part des employeurs. Les femmes, de surcroît, n’ont pas le même engagement dans le travail, qu’elles aient ou non des enfants, elles font moins d’heures supplémentaires, elles sont moins dans la concurrence. Ce sont surtout des femmes qui travaillent à temps partiel ou qui prennent leur mercredi. Peut-être arrivera-t-on, demain, en combattant dès la plus tendre enfance les « stéréotypes de genre » à l’indifférenciation des sexes. Aujourd’hui, en tout cas, la discrimination salariale qui sévit encore ici ou là est très sévèrement sanctionnée. Les fautifs sont passibles du tribunal correctionnel et ils risquent non seulement une très grosse amende, mais la prison.

Il faut aussi rappeler qu’à la direction des ressources humaines des entreprises, à l’Inspection du travail et dans la magistrature, les femmes sont d’ores et déjà très majoritaires. Un autre chiffre plus modeste est avancé : on dit qu’au même poste, les femmes gagnent 9% de moins que les hommes. C’est vrai, mais là encore, la responsabilité de l’employeur n’est pas toujours engagée : les carrières n’évoluent pas au même rythme, les femmes choisissent beaucoup plus souvent que les hommes de travailler à temps partiel, et en plus du congé maternité, elles prennent souvent un congé parental. Les médias, décidément, sont fâchés avec les faits.

Quelques jours avant le 8 mars, un collectif de professionnels du 7e art a réclamé des quotas pour une égalité réelle des sexes dans les métiers du cinéma. Il s’agit, écrivaient notamment Annie Duperey, Isabelle Carré, Éva Darlan et Yamina Benguigui, de mettre fin à la répartition inéquitable des subventions et de faire émerger de nouvelles figures dans la création et l’industrie de la culture : « Le cinéma a besoin de l’imagination des femmes, de la fabrication de leurs images, de leurs histoires, pour en finir avec les stéréotypes haineux de l’esthétique dominante. » Autrement dit, Fellini, Bergman, Charlie Chaplin, Alain Resnais, Lars Von Trier, ne sont pas des artistes irremplaçables, ce sont les représentants interchangeables de la gent masculine. De même, les femmes doivent être entendues en tant que femmes, en tant qu’exemplaires de leur espèce, et de l’exemplaire à l’exemplarité il n’y a qu’un pas, allègrement franchi par Frances McDormand lors de la cérémonie des Oscars.  « L’objectif, a dit l’actrice récompensée, est de donner une représentation réaliste des femmes, et d’imposer une histoire de l’égalité. » Comment imaginer, dans ces conditions, un personnage féminin odieux ou dominateur ?

Dans Le Monde daté du 9 mars et paru le 8, Hélène Bekmezian et Sylvie Kauffmann affirment fièrement : « Cinq mois après, #metoo est toujours là. » Elles saluent le hashtag lancé par Sandra Muller, elle-même cible de comportements déplacés : #balancetonporc. « La violence de cette formule était révélatrice de ressentiments accumulés par celles qui subissent en silence, conscientes de la protection accordée par la société au système de la domination sexuelle. » Je rappelle que la France dispose de l’arsenal juridique le plus répressif à l’égard des comportements machistes, et je voudrais à mon tour, après cinq mois de campagne effrénée, dresser un bilan et risquer une définition du néoféminisme.

Le néoféminisme est un amalgamisme : les viols et les propositions indécentes sont mis dans le même sac. Le « porc » de Sandra Muller lui avait dit qu’elle avait de gros seins et qu’il allait la faire jouir toute la nuit, elle a été scandalisée, il n’a pas insisté. Le gouvernement vient de faire entrer cet amalgamisme dans la loi en instaurant le délit d’outrage sexiste, qui crée une continuité criminelle entre des comportements totalement dissemblables.

Le néoféminisme est un réalisme socialiste : dans un monde où le Mal vient du mâle, et du mâle exclusivement, les femmes appartiennent toutes au camp du Bien, et c’est leur souffrance et leur révolte que l’art a pour mission de mettre en scène.

Le néoféminisme est un combat acharné contre ce qui reste de différence des sexes dans les façons d’être, de faire et de sentir des hommes et des femmes.

Le néoféminisme, enfin, est un bovarysme : comme les contestataires de Mai 68 qui se prenaient pour des révolutionnaires ou pour des résistants, les néoféministes vivent dans un monde imaginaire et se conçoivent autres qu’elles ne sont. Il y a encore des violences, des agressions, des atteintes sexuelles, mais le journal Le Monde a mis un place une task force de quinze journalistes pour décrire un système d’oppression, alors que jamais dans l’histoire de l’humanité les femmes n’ont été aussi libres qu’aujourd’hui en Europe occidentale, et si les choses changent demain, ce sera du fait de la déseuropéanisation de l’Europe. Que les choses soient claires : je ne remets pas en cause les conquêtes du féminisme. Elles sont inestimables. Ce qui m’inquiète, c’est la victoire que le néoféminisme est en train de remporter sur le féminisme de Simone de Beauvoir et d’Élisabeth Badinter.

Le 8 mars est aussi la date choisie par le Guide suprême de la République islamique pour opposer, dans un grand discours, la chasteté de la femme musulmane aux mœurs décadentes de l’Occident et pour justifier ainsi l’emprisonnement des femmes iraniennes qui osent enlever le voile. Cette coïncidence devrait amener à réfléchir et à ne pas se tromper de combat. Mais peut-être s’agit-il dans cette campagne de stigmatiser toutes les civilisations, et particulièrement la nôtre, pour ne pas stigmatiser l’islam.

Trèbes : l’admiration l’emporte sur l’effroi (25 mars)

Après les attaques meurtrières de Carcassonne et de Trèbes, le gouvernement a promis de lutter contre le terrorisme islamiste avec une détermination sans faille. Dont acte. Mais quand on apprend que l’assassin, bien que fiché S, n’était l’objet d’aucune surveillance particulière, on a de quoi s’inquiéter. Cela ne signifie pas que la police fait mal son travail, mais qu’elle est submergée. Il y a trop d’individus dangereux et susceptibles de passer à l’acte pour les capacités de contrôle et de répression d’un État démocratique. Nous n’en avons donc pas fini avec le terrorisme. Et quand bien même nous sortirions vainqueurs de ce combat, nous n’en aurions pas fini avec l’islamisme. L’arbre des attentats ne doit pas nous cacher la forêt des Molenbeek qui se multiplient sur le territoire national, à l’image de la cité Ozanam à Carcassonne, ce quartier interdit aux journalistes où habitait le terroriste et où les policiers venus perquisitionner ont été accueillis par des insultes et des jets de pierre.

A lire aussi: Attaques terroristes dans l’Aude : l’analyse d’Alain Finkielkraut

Mais, cette fois, l’horreur et l’angoisse n’ont pas le dernier mot. L’admiration l’emporte sur l’effroi. La figure de l’assassin est éclipsée par celle du lieutenant-colonel de gendarmerie qui a fait don de lui-même. On qualifie Arnaud Beltrame de héros. Je ne récuserai bien évidemment pas ce terme. Je ne suis pas sûr néanmoins qu’il soit le plus approprié. Arnaud Beltrame n’a pas risqué sa vie pour la patrie, mais pour sauver la vie d’une otage. Il a proposé au terroriste de se substituer à elle et celui-ci a accepté. Le dévouement qui va jusqu’au « mourir pour l’Autre », c’est, très exactement, nous dit Levinas, la définition de la sainteté.

Avec ce sacrifice, en tout cas, on est aux antipodes du kamikaze qui ne donne pas sa vie mais qui, en transformant son corps en arme de destruction, cherche à tuer au nom d’Allah le plus possible d’apostats ou d’infidèles.

Je ne demande pas la béatification d’Arnaud Beltrame, ce n’est pas de mon ressort. Mais plus encore qu’un hommage, ce saint-cyrien sorti major de sa promotion et qui, après l’École de guerre, a choisi la gendarmerie, mérite des obsèques nationales. Nous, la nation, nous nous devons d’honorer sa mémoire et de l’intégrer pour toujours à la nôtre.

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Avril 2018 - #56

Article extrait du Magazine Causeur




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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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