Accueil Politique « L’indépendance de chacun, c’est l’impuissance de tous »

« L’indépendance de chacun, c’est l’impuissance de tous »


Photo : Annie Assouline.

Propos recueillis par Daoud Boughezala, Elisabeth Lévy et Gil Mihaely

Élisabeth Lévy. Depuis trois décennies, au gré des traités européens, nos gouvernants cèdent des fractions de la souveraineté nationale, installant en France ce que vous avez qualifié de « sentiment de dépossession ». En prime, ils font la danse des sept voiles devant les agences de notation. En somme, après avoir renoncé au pouvoir d’agir sur les choses, nos gouvernants se battent le dos au mur pour en recouvrer une parcelle. Sommes-nous arrivés à l’épuisement du modèle démocratique ?
Marcel Gauchet. Tout dépend de ce que l’on entend par « démocratie ». Si elle se définit par les libertés individuelles, on peut soutenir très légitimement, au regard de l’expérience historique, qu’il n’y a jamais eu autant de démocratie. Quand on interroge des jeunes gens, c’est d’ailleurs la seule chose qui leur paraisse avoir un sens : on est en démocratie si on est libre de faire ce qu’on veut. Sommes-nous écoutés par la police politique au moment où nous tenons de si mauvais propos ? Risquons-nous d’être embastillés pour mal-pensance ? Évidemment non. Jamais la liberté de « faire ce qu’on veut » n’a été aussi grande pour les individus. Si on définit la démocratie par l’indépendance privée, alors nous sommes plus que jamais en démocratie.

ÉL. À l’évidence, vous ne vous contentez pas de cette définition…
Cette définition est tellement partielle qu’elle en est fausse. La prédominance des libertés individuelles, qui est l’une des dimensions de la démocratie, a fini par occulter la deuxième dimension au point de l’avoir rendue presque incompréhensible pour une grande partie de la population. Étymologiquement − inutile de faire le pédant −, la démocratie, c’est le « pouvoir du peuple » en termes modernes, la souveraineté du peuple, la souveraineté de la nation.[access capability= »lire_inedits »] C’est cette conception ancienne qui, pour le dire très sommairement, désigne la capacité d’une collectivité politique à déterminer ses grandes orientations, qui semble se diluer, en tout cas en Europe. C’est en effet l’Europe qui, sortant de l’espace démocratique traditionnel, invente un nouvel esprit des démocraties, à base de désinsertion de l’indépendance personnelle de toute communauté politique.

Gil Mihaely. Qu’est-ce qui fonde cet « esprit démocratique » si ce n’est plus le fait que la souveraineté appartient au peuple, quand bien même il l’exercerait par la voix de ses représentants ?
Je dirais qu’un nouveau compromis s’est instauré entre gouvernants et gouvernés : comme individus, ceux-ci jouissent de libertés maximales, la puissance publique leur garantissant de surcroît une certaine sécurité avec l’assurance-chômage, l’assurance-vieillesse ou le RMI, en échange de quoi les gouvernants déterminent les options fondamentales sans rien demander à personne : circulez, cela ne vous regarde pas !

ÉL. En somme, nous aurions troqué nos prérogatives de citoyens contre des allocs ?
Je dirais les choses différemment. Le credo de ces démocraties d’un type nouveau, c’est : « Occupe-toi de toi ! » Le phénomène historiquement inédit, c’est que, dans nos sociétés, la vie privée est le seul horizon spontané des gens. Le reste relève des élites. Le retour même du mot « élite » avec, là encore, un sens totalement nouveau, est d’ailleurs très significatif : il désigne les couches sociales qui sont supposées savoir ce qu’il faut faire en matière de cadre collectif, au nom d’une compétence d’ordre technique. Ce partage des tâches repose implicitement sur l’idée qu’il y a accord sur les fins : le but du jeu est de devenir plus riche, à charge pour les élites de mettre en œuvre les moyens adaptés, étant entendu qu’elles sont les mieux placées pour penser ce qui favorisera l’accroissement global de la richesse. Il peut y avoir, entre majorité et opposition par exemple, discussion sur les moyens, pas sur les objectifs ultimes : raison pour laquelle nous avons le sentiment, largement fondé, qu’il n’y pas de vrai choix.

GM. Si je comprends bien, ce n’est pas la servitude volontaire, mais l’irresponsabilité volontaire ?
Il est indéniable que cette espèce de dépolitisation complète de la démocratie n’a pu avoir lieu qu’avec un large consentement des populations. Certes, les populations ne se montrent pas particulièrement enthousiastes parce qu’elles craignent que les choix des dirigeants ne soient pas aussi éclairés qu’il le faudrait pour parvenir à l’efficacité économique qui leur garantirait les retombées qu’elles attendent. Mais dans l’ensemble, elles s’en accommodent assez bien. Dans un pays comme le nôtre, où 60 % des revenus distribués sont des revenus de transfert, ce que veulent les gens, c’est être sûrs que leur compte en banque sera crédité en fin de mois.

ÉL. D’accord, mais alors, où est le problème ? À ce que je sache, et malgré les braillements indignés dénonçant le supposé abandon du merveilleux « modèle social français », elles sont payées, non ?
Eh bien justement, ce qui est intéressant, c’est qu’il y a un problème. Même s’ils ne le formulent pas en ces termes, les gens sentent que le sens politique initial, et sans doute fondamental, de la démocratie s’est totalement perdu dans le mouvement d’émancipation des individus, autrement dit que la sécurité matérielle partagée ne suffit pas à construire une collectivité. Pour idéale qu’elle soit, cette liberté privée, qui ne donne aucune espèce de pouvoir sur la chose publique, suscite en effet un sentiment de perplexité, voire d’angoisse. De fait, cette liberté ne veut pas dire grand-chose. Mais en même temps, cet évidement interne de la démocratie sur le plan politique est une réalité solidement installée. Et c’est cette réalité qui est au cœur de la construction européenne.

ÉL. Nous reviendrons sur la question européenne. Peut-être y a-t-il, comme vous le sous-entendez, le sentiment diffus d’avoir perdu quelque chose de précieux en acceptant le « deal démocratique » tel que vous l’avez défini. Mais le malaise ne vient-il pas plus prosaïquement du fait que ça ne marche pas ?
Si on confie les manettes à un groupe spécifique, encore faut-il qu’il puisse les actionner. Aujourd’hui, le problème n’est pas qu’il n’y ait personne aux commandes, mais que les commandes ne répondent plus.
D’une part, il est vrai que les gouvernants n’ont plus tout à fait accès aux commandes ; d’autre part, et c’est la nouveauté de la période historique où nous nous trouvons, ils ne cessent, pardonnez-moi l’expression, de faire des conneries. Seulement, pour que le « deal » entre les élites et la base puisse fonctionner, il faut que les élites − au-delà des quelques indélicatesses qu’elles seraient conduites à commettre −, soient vaguement compétentes. Lorsque l’impression s’installe qu’elles sont, ces élites, composées de nuls portés vers des choix désastreux et tendant à persévérer dans l’erreur avec une constance remarquable, on cesse de leur faire confiance. Or, la confiance est l’ingrédient fondamental de cette espèce de nouveau pacte social − comme d’ailleurs de tout pacte social. Ce qui rendait le marché acceptable, c’est qu’il était « gagnant/gagnant » : in fine, le système était perçu comme fonctionnant peu ou prou de manière avantageuse pour tout le monde, même s’il était plus avantageux pour certains que pour d’autres. À partir du moment où on disposait d’une incroyable capacité de réponse sociale, et où, en conséquence, on ne laissait tomber à peu près personne, un certain niveau d’inégalités paraissait acceptable. Dès lors que ce n’est plus vrai, ou moins vrai, on revient à la case départ : d’où la nécessité d’inventer un nouveau pacte social.

ÉL. Tout d’abord, vous avez dit vous-même qu’en France, 60 % des revenus provenaient de transferts. Que l’État-Providence soit moins prodigue est un fait, mais il a encore de beaux restes ! D’autre part, vous semblez faire peu de cas de ces libertés individuelles devenues l’alpha et l’oméga de la démocratie. La « paisible jouissance de l’indépendance privée », dont parle Benjamin Constant, n’est-elle pas une merveilleuse conquête à laquelle vous et moi ne renoncerions pour rien au monde ?
Évidemment ! Ce que je veux juste souligner, c’est que l’accroissement indéfini de ces libertés ne saurait être le seul objectif de la société politique. Est-ce que cette formidable liberté d’aller et de venir, de dire et de jouir, voire de s’affranchir des contraintes morales, a du sens quand par ailleurs vous ne pouvez agir sur rien de ce qui façonne votre environnement ? Dans un régime communiste, la moindre parole pouvait vous faire coller au mur. Cela voulait au moins dire qu’elle avait une portée. Nous, nous pouvons dire tout ce que nous voulons, mais cela n’a aucune conséquence ! C’est ce phénomène que j’appelle « dépossession ». Certes, l’horizon personnel de chacun est dégagé de toute contrainte mais, en même temps, personne n’a la moindre influence sur le monde dans lequel il vit, y compris sur ce qui commande sa vie quotidienne : qu’il s’agisse du travail, de l’urbanisme, des règles qui régissent les relations sociales, on ne peut rien faire. Et il y a une logique implacable là derrière : si je suis libre, les autres le sont aussi. L’indépendance de chacun, c’est l’impuissance de tous.

Daoud Boughezala. Dans ces conditions, faut-il espérer − ou craindre − un « Printemps français/européen » ?
Non. Il n’y a rien de tel à l’horizon. De la protestation, du vacarme, du tumulte, oui, tant que vous voulez, du soulèvement, non. Si chacun a droit à son quart d’heure d’indignation, comme à son quart d’heure de célébrité, la période que nous vivons se caractérise moins par la révolte que par le malaise ou l’incertitude. Quelque chose ne va pas sans qu’on sache très bien quoi. Pour se soulever, il faut deux choses : une idée claire de ce qu’on refuse et une idée claire de ce qu’on veut. Or les deux manquent. Difficile de se rebeller contre quelque chose dont la contrainte est mal identifiable. Certes, il y a une cage, mais elle est confortable et dorée.

ÉL. De moins en moins malgré tout…
En tout cas, les maîtres sont bienveillants. Car il y a des maîtres, et consentement à ce qu’il y ait des maîtres. Tout ce qui relève de l’encadrement collectif est perçu comme situé en dehors de la vie privée, autrement dit : « Cela ne me regarde pas. Je m’en remets aux professionnels. Qu’ils se débrouillent, sauf, naturellement, lorsque leurs initiatives piétinent mes plates-bandes. » L’évolution oligarchique de nos régimes est en phase avec la dépolitisation des citoyens.

GM. Cette division du travail n’est-elle pas le destin logique de sociétés de consommation composées d’importantes classes moyennes éduquées et éclairées, donc l’aboutissement des révolutions industrielles, économiques et politiques qui ont transformé l’Europe en deux siècles ?
Votre question me fait penser à la thèse de Raffaele Simone sur le « monstre doux » que serait devenu l’État démocratique dans des sociétés manquant cruellement de « damnés de la terre ». Les « forçats de la faim » vont aux « Restos du cœur », ce qui réduit quelque peu l’intensité de la lutte des classes. Reste que cette thèse ne permet pas de résoudre une contradiction criante : dans des sociétés éduquées où l’ensemble de la population bénéficie d’un niveau d’information incomparable, les gens devraient avoir l’impression qu’ils ont « le droit de la ramener ». Pourtant, c’est tout le contraire qui se passe. Voilà pourquoi nous sommes dans un moment historique particulier dont il est légitime de se demander, en effet, s’il n’est pas celui de la fin de la démocratie − en tout cas de la démocratie old school. Ce que je ne crois pas.

ÉL. Ce moment n’est-il pas plutôt l’aboutissement logique de ce que vous avez appelé la « société des individus » ?
Logique ? Drôle de logique ! Encore une fois, il y a une légère contradiction : comment peut-on être à la fois un individu autonome et un zombie qui ne sait rien de ce qui lui tombe dessus, qui ignore tout de son destin ? C’est une curieuse manière d’être un individu. Quand tout roule, cette contradiction génère simplement un vague malaise qui reste gérable, mais dès qu’une crise se profile, la tension devient difficilement supportable.

GM. J’insiste. Ces classes moyennes éduquées et surinformées sont-elles gouvernables sous quelque régime que ce soit ? Il y a consensus pour dire que rien ne va mais, quand il s’agit de savoir ce qu’il faudrait faire pour que ça aille, on a 65 millions de présidents de la République…
Ce constat n’est qu’à moitié vrai. Il y a bien une délégitimation spontanée de l’autorité, mais, si votre diagnostic était juste, les citoyens devraient être dans un état d’insurrection perpétuelle. Or, on observe au contraire une large résignation devant des mesures présentées comme techniques et indispensables.

GM. Peut-être mais, pour établir le tracé d’une route départementale, il fallait trois mois sous Napoléon III, trois ans sous la IVe République… il en faudrait trente aujourd’hui. Chacun connaît ou prétend connaître la loi, et se trouve de surcroît à deux coups de fil d’un député, d’un haut fonctionnaire ou d’un élu local…
Il est vrai que l’association des riverains est un acteur fondamental de la vie publique ! Ce que vous dites est absolument juste mais, au final, cela n’empêche pas EDF de tirer ses lignes à très haute tension ou la SNCF de construire des liaisons TGV − dans un désordre indescriptible au demeurant. Mais le plus curieux, c’est qu’il soit aussi difficile de réaliser une autoroute et aussi facile de créer une Banque centrale européenne : là, personne ne moufte ![/access]

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Janvier 2012 . N°43

Article extrait du Magazine Causeur



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