Pour mieux flinguer Hostiles, western qui ne répond pas à sa vision multiculturelle, Libé met en abyme la caricature et lui reproche d’être un film manichéen… en faisant, lui-même, preuve de manichéisme.
J’allais rentrer dans la salle lorsque j’ai reçu le message suivant : « avez-vous lu la critique de Libé ? » J’ai répondu non et je l’ai lue. Il était question d’un « terne western » centré sur une « part d’infamie », d’un acteur « figé », voire « empaillé », d’un « colonisateur chevronné » et de « scalpages folkloriques pour mâcheurs de pop-corn ». Mais avant tout, le film Hostiles (de Scott Cooper) était accusé d’être profondément manichéen. Libé est pour moi un thermomètre inversé ; c’était le seul journal à descendre le film en flammes ? J’allais l’adorer. Et j’ai adoré.
Hostiles, l’anti-La Forme de l’eau
Dès les premières scènes, le ton est donné. Le spectateur débarque en milieu « hostile », aux confins de l’empire des lois, parmi les sauvages de tout poil, là où l’homme a su longtemps conserver intacts sa part animale et son instinct de survie. L’Indien (en particulier le Comanche) apparaît à l’écran tel qu’il l’était encore dans La Prisonnière du désert de John Ford en 1956 : un détrousseur de grand chemin, nullement intimidé par les crimes les plus sordides, et un brin vicieux. Ford lui-même a contribué à en finir avec cette image d’Épinal, et à notre époque blanche comme neige, il est très mal venu d’y revenir. C’est pour cette raison que Libé veille. Le meilleur moyen de ne pas avoir à revivre les heures sombres du visage pâle est encore d’enfermer les spectateurs dans la caricature opposée : l’Indien nécessairement victime désarmée, l’homme blanc éternellement raciste et prédateur. Or le film de Scott Cooper brouille les cartes, au rebours, précisément, du manichéisme qu’on lui reproche dans Libé.
Le soldat que campe Christian Bale (parfois inégal dans son jeu) est un homme ayant vécu trop longtemps dans la haine, et pas n’importe laquelle. Celle dont il s’agit est une haine institutionnalisée, fortifiée par l’avancée de l’homme blanc dans le désert américain, par la résistance indienne et les massacres qui n’ont pas manqué de part et d’autre. Sur ce point, le procès du colonialisme vise juste. Mais c’est oublier un peu vite une chose : le métissage que des journaux comme Libé nous vendent tel la panacée a toujours résulté, tout au long de l’histoire de l’humanité, d’une phase de colonisation, de guerre et de haine mutuelle. C’est uniquement lorsque s’apaisent les eaux tumultueuses de deux torrents rentrés en contact que le mélange se fait. Dans le cheminement des trois principaux protagonistes du film (un officier usé par les combats, un vieux chef cheyenne malade et une veuve rescapée d’un massacre), c’est lorsque la grande histoire laisse place à la petite que chacun trouve en lui (dans la foi ou la tradition, peu en vogue de nos jours) l’énergie de survivre malgré la haine. Ainsi la réconciliation finale ne tombe-t-elle pas du ciel ; elle vient parce que la violence l’a précédée.
Il aura pu échapper aux critiques aux idées propres que c’est un film sur la haine. La haine qui a ses raisons, la haine avec laquelle il faut vivre parce qu’elle ne disparaît jamais complètement, la haine dans laquelle, néanmoins, les héros du film ne se complaisent jamais. Il est vrai que dans le sillage des derniers Oscars, le choc est rude. Avec La Forme de l’eau, Guillermo del Toro nous a offert l’anti-Hostiles, la foire aux bons sentiments, une coquille vide en couleurs, le patchwork de tout ce qui est moralement vendeur : des méchants très méchants, des gentils très gentils, des sentiments éthérés, l’amour de velours et l’accueil des différences qui viennent de loin. Tout ce que ce nouveau western n’est pas. En revanche, si vous voulez palper le concret, voir des êtres telluriques en quête d’eux-mêmes qui subissent leur remise en question et la paient cher, Hostiles est fait pour vous.
Libé en noir et blanc
Le western est le genre protéiforme par excellence. Tout se fond dans les grands espaces, mais le drame psychologique n’est jamais bien loin. Ceux qui en déplorent ou n’en attendent que les coups de feu et les cris des Indiens passent à côté. Le personnage qu’incarne Christian Bale est intéressant car c’est un homme que l’on a chargé de civiliser l’autochtone par tous les moyens et qui, pour cette raison même, est en proie en retour à l’ensauvagement. Il devient loup légendaire et chef de meute. C’est-à-dire qu’il est tout aussi bien capable de faire preuve d’une extrême violence à l’encontre d’un ennemi potentiel, que de se dévouer corps et âme aux êtres placés sous son commandement (au chevet du caporal noir) ou sous sa protection (les égards dus à la belle veuve). Et sans révéler la fin au lecteur désireux de le voir, le film se conclut sur une belle problématique pour le héros : rester à jamais loup solitaire ou faire du drame qu’il vient de vivre l’opportunité d’une histoire d’amour.
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Il est assez piquant d’entendre parler d’un film américain comme d’une caricature binaire et rétrograde, puis de constater qu’il témoigne, en définitive, d’une subtilité hors de portée du cinéma français actuel. C’est à croire que certains s’ingénient à maintenir l’illusion d’un monde sombre d’un côté, multicolore de l’autre. À condition qu’elle n’accapare pas complaisamment toute l’histoire, il y a un certain courage à mettre en scène la haine et à tenter de la comprendre afin de voir en quoi elle peut être dépassée.
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