L’édito d’Elisabeth Lévy.
Si la vie des hommes et des sociétés se réduisait à des équations, il faudrait indiscutablement privatiser la SNCF, aligner le statut de ses agents sur le privé, remplacer les petites lignes par des cars Macron, et renoncer à dire « usager » au lieu de « client » (mais dit-on encore « usager » quand on parle de « mobilité » ?). Encore que, à en juger à l’état des chemins de fer anglais, l’équation du train est peut-être moins simple qu’on le dit. Non seulement la privatisation n’a pas été gage de plus d’efficacité et de sécurité, mais un reportage télévisé m’apprend que le contribuable britannique doit débourser 300 euros par an pour ses trains contre seulement 200 pour le contribuable français qui, à ce prix-là, peste déjà contre les tarifs exorbitants, les retards, les grèves, les bugs et les « privilèges » des cheminots.
La SNCF, un peu de la France d’avant
De fait, le cheminot, qui bosse 200 heures de plus par an et souvent plus dur que les Français dans leur ensemble (1 589 heures contre 1 387), bénéficie en retour de trois avantages inestimables par temps incertain : l’emploi à vie, qui vaut à son heureux titulaire l’estime de son banquier ; une retraite prise jeune et avantageusement calculée ; et enfin, des salaires qui n’ont pas cessé d’augmenter quand ceux du privé stagnent. Sans doute tout cela pèse-t-il dans la crise de la SNCF, mais il se joue bien autre chose dans la perception qu’ont les Français de ce totem emblématique du service public tel qu’il fut réinventé en 1945 et qui a longtemps été l’incarnation concrète, banale, quotidienne de la République, ou plutôt de la culture républicaine, comme disait Régis Debray, qui la résumait à deux piliers : l’égalité et la connaissance. Outre qu’elle fut l’ascenseur social de milliers d’enfants de paysans, la SNCF apportait les mêmes lumières dans les coins reculés du pays et offrait à chacun la possibilité de tenter sa chance à la ville. Bien plus qu’un fleuron industriel, elle est une toile de fond, un théâtre où l’existence intime croise l’imaginaire collectif, un personnage de romans et de films. Quand les usines ressemblent à des lofts et les voitures à des boules à neige, les paysages ferroviaires, comme ceux que l’on voit au sortir des gares urbaines, ces immenses champs de rails filant vers l’extérieur, avec le ballet des trains de banlieue et des grandes lignes entremêlés que l’on imagine soigneusement réglé par les derniers représentants de l’aristocratie ouvrière, font perdurer un peu de la France d’avant, de Gabin dans sa locomotive aux Trente Glorieuses en passant par la Résistance.
« La première révolte contre la mondialisation »
Les commentateurs en sont convaincus et les syndicats conscients : il n’y aura pas de répétition de novembre-décembre 1995 quand des millions de Français, devenus marcheurs malgré eux, loin de pester contre les « privilégiés », leur demandaient de défendre cette singularité qui faisait de la France une terre de résistance à l’argent-roi. Ce fut, nota finement feu Erik Izraelewicz, alors patron du Monde, « la première révolte contre la mondialisation ». Pierre Bourdieu enflammait les AG : « Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent contre la destruction d’une “civilisation” associée à l’existence du service public, celle de l’égalité républicaine des droits. » Jean-Pierre Chevènement et Max Gallo y virent « le sens retrouvé de la politique » : « Les grévistes, écrivirent-ils, ont réveillé les vertus civiques de la France, l’attachement des Français à la République, leur refus du mépris, de l’injustice et de l’hypocrisie. »
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On connaît la suite, la défaite de Juppé et la victoire du parti juppéiste, de la gauche raisonnable et de l’expertocratie, la France adoptant en grognant la « seul politique possible », l’élection d’un président qui n’a jamais feint d’être hostile à l’ouverture des frontières ou au libéralisme financier. Dans ce processus de banalisation – ou de normalisation –, la SNCF elle-même a cessé d’incarner l’unité de la nation pour représenter la nouvelle fracture entre la France TGV et la France TER, entre ceux de nulle part – ou de partout–, et ceux de quelque part.
Nous acceptons d’être un pays comme les autres…
Mais si la France devient, elle aussi, un pays de consommateurs plus que de citoyens, ce n’est pas seulement parce qu’une méchante oligarchie a confisqué le pouvoir au bon peuple, mais parce que ce bon peuple s’est mué en société des individus. Le référent collectif s’efface devant les intérêts privés parce que chacun réclame toujours plus de droits pour lui – et moins de privilèges pour les autres. Cet esprit des droits n’a pas épargné la fonction publique. Résultat, on ne voit plus le cheminot comme un rempart pour l’intérêt général, mais comme un chanceux qui a pu se planquer quand nous sommes tous sommés de participer à la guerre économique. Puisque nous ne pouvons pas tous être privilégiés, il nous est intolérable qu’il le reste. La compétition entre égaux est féroce…
Bien sûr, Mélenchon célébrera avec panache l’honneur cheminot et fera mine de croire au Grand Soir. Mais à la fin, les chiffres et les équations gagneront. Puisque nous acceptons d’être un pays comme les autres, la SNCF sera (dans le meilleur des cas) une multinationale comme les autres. Certaines voies ferrées, en ville, « réinventées » en allées vertes avec jardins bios, baraques à insectes et parcours santé, préfigurent déjà l’avenir pacifié où nous aurons enfin accédé aux joies de l’individualisme consumériste pour toutes et tous.
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