Trop souvent considéré comme une voie de garage par l’école et les élites, l’apprentissage des métiers manuels doit devenir une priorité en France.
« Si tu ne travailles pas bien à l’école, tu iras en apprentissage »… Combien de fois cette phrase a-t-elle été prononcée par des parents ou des professeurs, inconscients du préjudice qu’ils portaient aux métiers manuels ?
Depuis le discours du 12 octobre 1979 de Valéry Giscard d’Estaing – alors président de la République -, devant des travailleurs manuels en Charente-Poitou, jusqu’à aujourd’hui, tous les gouvernements successifs ont échoué sur la revalorisation de l’apprentissage…
En 2015, les apprentis étaient au nombre de 402 900. Les prévisions les plus optimistes pensaient atteindre le chiffre de 500 000 à la fin 2017. Pourquoi si peu, alors que certaines entreprises peinent à recruter, au point de créer elles-mêmes leurs propres filières de formation, leurs propres écoles ?
Quatre coupables et un enterrement
A qui la faute ? En premier lieu à l’Education nationale qui continue d’orienter les élèves avant le Bac, avec pour conséquence de faire passer des Bacs au « rabais », notamment dans les sections techniques. Les professeurs et les conseillers d’orientation psychologique (Copsy[tooltips content= »Copsy est un spécialiste de l’orientation possédant un Master de psychologie, certifiant son habilité à guider les élèves, il oriente vers des filières programmées suivant des batteries de tests qui révèlent des capacités, mais pas d’un choix… »]1[/tooltips]) au contact des élèves, sont les premiers responsables de l’orientation donnée, dissuadant, dans de très nombreux cas, les « bons » élèves d’intégrer les filières techniques réservées, selon eux, aux élèves moins performants. Les professeurs ont méprisé les métiers manuels en réduisant l’apprentissage à l’échec scolaire. Pour bon nombre d’entre eux, réussir sa vie c’est avant tout réussir dans la vie par un métier plus valorisant…
Le second responsable ne serait-il pas la faillite de la politique industrielle de la France durant des décennies ? La désindustrialisation, expliquée par l’externalisation et la concurrence internationale, a fait perdre près de deux millions d’emplois. Avec le choc pétrolier de 1973-1974 surgit la fin des Trente Glorieuses. Certains secteurs, comme le textile, la sidérurgie, la construction navale, vont perdre la moitié de leurs effectifs. L’ouvrier perd sa place centrale dans les politiques de formation.
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La mondialisation est la troisième responsable : favorisant les regroupements d’entreprises soucieuses d’une rentabilité accrue, bénéfique aux actionnaires, mais parfois aux dépens du salarié et de sa formation. Les sous-traitants ont vu les carnets de commandes s’amenuiser. La robotisation et l’informatique ont certes créé de nouveaux emplois, mais en proportion moindre que ceux détruits dans l’industrie, et exigeant souvent des compétences très éloignées de celles du monde de l’apprentissage, plus abstraites.
Enfin, les raisonnements sophistes sur l’apprentissage, identifiant ce dernier à une voie de garage pour élèves en échec. Venu parler de ce sujet au micro d’une radio, un grand dirigeant d’entreprise a lâché que « ses enfants n’étaient pas en apprentissage car ils réussissaient parfaitement bien en classe ». Comment redorer l’image de ce secteur avec de tels propos ?
L’apprentissage, un remède au décrochage
Nos aînés ont parfois quitté l’école très tôt, pour entrer, avec ou sans diplôme, dans une vie professionnelle riche d’emplois, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Sans diplôme il est très difficile de trouver un emploi ou de monter une entreprise. Le nombre des décrocheurs baisse légèrement, mais ils sont encore près de 80 000 à se retrouver sans qualification. 64% d’entre eux quittent le cursus scolaire en raison d’un manque d’attractivité de l’école, d’autres choisissent souvent d’entrer dans la vie professionnelle pour conquérir une indépendance financière, ou pour un choix de vie.
On peut classer les décrocheurs en 4 catégories. Ceux qui sont en grandes difficultés scolaires, ceux qui rejettent l’école, ceux qui n’ont que peu d’attrait pour le marché du travail, enfin ceux qui choisissent la vie active. Tous ces jeunes disparaissent du radar de l’Education nationale. Ils se tournent pour certains vers les missions locales, pour d’autres vers des centres de formation. Il est acquis aujourd’hui que la formation, dont il faut revoir entièrement le fonctionnement, et l’apprentissage sont les remèdes pour un retour dans le « droit chemin ».
Quand les acteurs politiques privilégient les experts qui ne sont pas sur le terrain social, plutôt que les praticiens, ils se trompent d’interlocuteur. Or, plus d’un quart des apprentis, soit 27%, ne vont pas au terme de leurs études, 21% vont même jusqu’à quitter définitivement le cursus de l’apprentissage…Enfermé dans sa bulle, le jeune apprenti ne voit ou ne connait pas le monde qui l’entoure. Sait-il par exemple que certains métiers vont disparaître faute de manque de candidats à la reprise comme luthier, maréchal-ferrant, doreur sur bois, forgeron, fondeur de cloche… ? Connait-il certaines activités comme bûcheron, fraiseur-tourneur, les métiers d’aide à la personne, ceux liés à l’hôtellerie et au tourisme qui eux déboucheront vers un emploi durable et passionnant ?
C’est la faille du système : en France, la quasi-totalité des jeunes ou des plus de 50 ans n’ont pas de véritable projet professionnel. « On ne fait bien que ce que l’on aime », disait pourtant Colette.
Créer l’ENA des artisans
Nous proposons donc de créer un centre national d’orientation et de formation sur le fonctionnement pratique des entreprises. L’Ecole nationale de l’Artisanat et du Commerce (ENAC) : comme sa « grande sœur », l’ENA, qui forme les « élites » de l’administration, l’ENAC formera, elle, les « élites » des secteurs artisanat et commerce, dans lesquels le manque de main-d’œuvre se fait cruellement sentir.
Cette « école » aura pour but de faire découvrir des métiers souvent méconnus car dénigrés, mais dans lesquels il existe encore des débouchés.
Les élèves des antennes de l’ENAC découvriront des filières et activités présentées par des professionnels et retraités de l’Artisanat, du Commerce et de métiers méconnus, tout en suivant des cours de remise à niveau en français et en mathématiques. Des cours d’informatique viendront compléter la « scolarité ». A raison d’une profession par jour, plus d’une centaine de métiers seront mis en avant tout au long de l’année.
Le financement pourra se faire par la taxe sur la formation des artisans-commerçants, sans pour cela créer un nouvel impôt. Ses antennes départementales pourraient être hébergées dans les locaux des Chambres de commerce et de d’industrie (CCI) et des Chambres de métiers et de l’artisanat (CMA). Ce dispositif sera également ouvert aux demandeurs d’emploi de plus de cinquante ans et de tous ceux souhaitant se recycler.
Reconnaître les (vrais) acteurs de l’apprentissage
Le deuxième aspect de la révolution copernicienne que nous proposons en la matière, c’est de reconnaitre les vrais acteurs de l’apprentissage: Chambres des métiers, petites entreprises, artisans ; et non les grandes entreprises ou les régions. C’est aux acteurs de terrain de s’occuper de la formation des apprentis. Et qui mieux que les TPE et les Chambres de métiers et de l’artisanat pour cela, partant du principe qu’un artisan lorsqu’il forme un apprenti l’engage ensuite comme ouvrier (il ne va pas perdre son temps à former quelqu’un qu’il licenciera ensuite à moins que celui-ci ne lui donne pas satisfaction). Pour redorer le blason des métiers manuels, il faudra aussi séparer les métiers qui dépendent de la CMA et ceux qui dépendent du Commerce, en recréant une Chambre de métiers de l’artisanat et une Chambre de métiers du commerce et de l’industrie. Le transport et l’entreposage ont plus de points communs avec le commerce qu’avec l’artisanat.
Supprimer les CFA
Nous proposons de recentrer les diplômes professionnels autour des familles de métiers. Pour cela, il faut réformer en profondeur l’enseignement professionnel dans son ensemble. Nous allons beaucoup plus loin, sur ces aspects, que le gouvernement. A cet égard, nous préconisons la suppression pure et simple des fameux Centre de formation d’apprentis (CFA), et la création d’une année préparatoire avant l’apprentissage, se substituant à la troisième pour les futurs apprentis (une année de culture générale de l’apprentissage laissant aussi l’option de revenir au cursus général). L’ENAC sera suivi de deux années chez un artisan et un an en entreprise.
Financer autrement
Ce big bang du cursus de l’apprenti devra nécessairement s’accompagner d’un aggiornamento des mécanismes de financement. La taxe d’apprentissage devrait être supprimée pour tous les artisans, et les Chambres de métiers seraient subventionnées par la contribution au développement de l’apprentissage (CDA) financée par les artisans et l’Etat. L’année préparatoire à l’apprentissage et l’ENAC serait financées par l’Education nationale, les entreprises prenant en charge la période d’apprentissage à proprement parler.
Enfin, il est impossible d’envisager la question de l’apprentissage de manière isolée du droit du travail. Le Code du Travail devrait être revu sur le travail des jeunes et leur usage des machines-outils, ainsi que sur la limite d’âge des apprentis (qui devrait être entièrement supprimée)
Pour que l’apprentissage en France trouve la place qu’il a obtenue en Allemagne par exemple, il est impératif d’ouvrir le champ des possibles aux jeunes apprentis. Et de revenir à la définition de Philippe Meirieu: « Apprendre, c’est se projeter diffèrent dans l’avenir ».
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