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« Brune platine », roman cinéphile

Séverine Danflous revisite l’histoire du cinéma dans un roman très Nouvelle vague


« Brune platine », roman cinéphile
Anna Karina dans "Pierrot le fou".

Pour définir en un seul mot le beau roman de Séverine Danflous, Brune platine, il faudrait employer celui de « postmodernité ». Qu’entend-on par là ? Une certaine conscience d’arriver après les grands récits et que depuis Homère, tout a été écrit. Ce n’est donc pas un hasard si Paul, le cinéaste du livre, cherche à mettre en scène une nouvelle adaptation de L’Odyssée et que sa quête rappelle également la quête de Travis dans Paris, Texas de Wim Wenders: il s’agit de repartir à l’assaut du mythe pour essayer de voir comment il résonne à notre époque, s’il peut s’accommoder à une sauce que l’on qualifiera, faute de mieux, de sensibilité moderne.

Pour son projet, Paul rencontre une apprentie comédienne qui vient d’être engagée comme contractuelle à la Cinémathèque française. Elle s’appelle Camille et l’on retrouve, par la grâce de ces deux prénoms, un autre chef-d’œuvre de la modernité hanté par Homère et les dieux grecs : Le Mépris de Godard.

Au-delà du plaisir de la citation et du clin d’œil, Brune platine parvient à saisir quelque chose de la cinéphilie aujourd’hui et de ses nouvelles pratiques.

Historiquement, la cinéphilie comme on l’entend encore aujourd’hui se développe essentiellement après la Seconde Guerre mondiale (même si dès les années 20, on trouve des ciné-clubs – Louis Delluc- et une certaine effervescence autour des films). Elle est indissociable de l’expérience de la salle obscure et d’un rapport au collectif. Sans entrer dans les détails (l’histoire de la cinéphilie n’est pas l’objet du roman), Brune platine parvient à saisir ce qu’est devenue la cinéphilie aujourd’hui, comment ses territoires se sont morcelés et recomposés. Il n’est plus question de faire des centaines de kilomètres jusqu’à Bruxelles pour découvrir une œuvre rare (tout ou presque est désormais disponible en quelques clics) ni de discuter des films jusqu’à tard dans la nuit avec ses amis en marchant dans les rues de Paris. La cinéphile d’aujourd’hui est beaucoup plus intime, plus fétichiste, à l’image des beaux sujets concoctés par Luc Lagier dans l’émission Blow up.

Cette petite digression pourrait laisser entendre que je m’éloigne du sujet mais ce regard fétichiste sur l’histoire du cinéma est au cœur même de Brune platine, comme Séverine Danflous l’exprime merveilleusement dans ce court passage :« On devrait tous accepter d’entrer dans l’art par effraction, par un motif, un détail. C’est ça qui fonde nos points de fixations fétichistes. La mémoire grave et conserve un mot, une image, une mélodie. La globalité échappe toujours. »

Ce point d’entrée, c’est la chevelure. Paul veut que sa Pénélope soit brune mais Camille est blonde comme Séverine dans Belle de jour, comme Madeleine dans Vertigo, comme Bardot dans Le Mépris, Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississipi… Le livre joue très habilement sur cette dualité qu’induit nécessairement le changement de couleur de cheveux, chez Hitchcock toujours mais aussi chez Lynch (Lost Highway, Mulholland Drive) ou Almodovar. Cette identité flottante, c’est également celle des personnages qui oscillent entre une vie plus ou moins ordinaire (Camille et Paul sont « casés » chacun de leur côté) et une vie qui voudrait imiter le cinéma, s’en nourrir pour la rendre plus palpitante, à l’image de ce très amusant passage où notre couple tente de tenir les paris qu’Audrey Hepburn et George Peppard se lançaient dans Diamants sur canapé de Blake Edwards. Elle fonde aussi l’ambiguïté de la relation entre ces deux êtres : entre une image fantasmée, idéalisée par le prisme du grand écran et la réalité de la personne.

Dès lors, ce goût pour les références n’a rien d’un petit jeu gratuit d’érudition mais affermit les enjeux principaux du livre : le rapport à l’art et à l’illusion, la construction de personnages qui ne parviennent à exister qu’à travers les images des autres… Si mélancolie il y a dans Brune platine (celle qui nous serre la gorge en fin de lecture), c’est que Séverine Danflous montre que si l’art imite la vie, la vie imite très rarement le cinéma. Ou plutôt :« Parfois c’est comme si la vie avait vu trop de films, alors elle balbutie, imite et rejoue mais ce n’est jamais le bon film. »

Au départ, Camille et Paul jouent dans un film très « Nouvelle vague » : jeux de mots, traits d’esprit, liberté du mouvement entre les rencontres dans les brasseries parisiennes et l’émulation créatrice. Mais finalement, le récit bifurque vers un scénario semblable à celui d’In the mood for love et ses secrets murmurés au creux d’un arbre : les sentiments affleurent dans de petits moments privilégiés, des courriers électroniques échangés mais rien n’advient car les routes sont déjà balisées. D’ailleurs, comme dans le film de Wong Kar-Wai, on ne croisera jamais la femme de Paul et une seule (courte) fois le mari de Camille…

Brune platine parvient également à parler du dilemme du processus créatif aujourd’hui, entre désir d’inventer de nouvelles formes hétéroclites (l’auteur procède parfois par collage de citations – Aragon -, d’images – comme dans les romans surréalistes -, captures d’écran…) et la conscience que tout a déjà été fait. Comment inventer aujourd’hui de nouveaux films, de nouveaux livres ? Comment tomber amoureux et parler de ce sentiment alors que tout semble avoir été déjà montré, magnifié, exalté ?

Séverine Danflous sème de petits cailloux, jongle avec les références et montre avec beaucoup de justesse comment l’art et la vie se mêlent et comment leurs petites musiques respectives peinent parfois à s’accorder.

A trop vouloir faire de son existence une œuvre d’art, on finit parfois par oublier de la vivre…

Brune platine, Séverine Danflous (Marest éditeur, 2017)

Brune platine

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est cinéphile. Il tient le blog Le journal cinéma du docteur Orlof

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