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Il ne faut pas désespérer Montfermeil


Il ne faut pas désespérer Montfermeil

L’antisémitisme nouveau est arrivé. Il remporte un certain succès parmi ce que les journalistes appellent, à leur manière pateline, les jeunes des quartiers, c’est-à-dire, en gros, parmi des adolescents issus de l’immigration africaine. Evidemment, le phénomène gêne un peu. Pour le prêt-à-penser de gauche, il était plus facile d’envisager le bon vieil antisémitisme à la Drumont, que l’on pouvait tranquillement imputer au seul Français de souche. Comment ? immigré, victime, et antisémite ? Ça n’existe pas, ce n’est pas possible. Ou alors, il y a des excuses. Cette excuse est toute trouvée : elle s’appelle Israël. Tout va bien : l’antisémitisme n’est plus de l’antisémitisme, c’est de l’antisionisme. Et comme le sionisme, depuis 1975, est assimilé au racisme, être antisioniste, c’est être antiraciste.

Les jeunes d’origine maghrébine ne font après tout qu’exprimer leur solidarité avec les frères palestiniens opprimés. Entre victimes de l’injustice et du néocolonialisme, il faut bien s’entraider. De même, les jeunes gens originaires d’Afrique noire ne s’attaquent aux Juifs que parce que ceux-ci incarnent à leurs yeux l’esclavagisme, selon la pertinente analyse historique de la tribu Ka et de Dieudonné. Merci, bonne fée Israël. Grâce à ta baguette magique, tu transformes une vieille crapulerie raciste en militantisme de damnés de la terre. Que ferions-nous sans toi ?

Les Palestiniens sont victimes d’une injustice inacceptable. Soit. Depuis soixante ans, sans relâche, les médias du monde entier se focalisent sur ce conflit. On se dit tout de même que la rentabilité injustice/information est très faible, si l’on ne considère que le rapport entre le nombre de morts et la quantité de papiers et d’images déversés sur le monde en général, et les masses arabes en particulier. Même rentabilité faible si l’on prend en compte la quantité de personnes concernées, importante certes, mais moins qu’en d’autres lieux de la planète. Quant aux atrocités commises, n’en parlons pas, une plaisanterie.

Au nombre de morts, de réfugiés, d’horreurs, il y a beaucoup mieux, un peu partout. Remarquons, à titre d’apéritif, qu’avec la meilleure volonté du monde, Tsahal aura du mal à exterminer autant de Palestiniens que l’ont fait, sans états d’âmes, les régimes arabes de la région, notamment la Syrie, le Liban et la Jordanie, qui n’en veulent pas, eux non plus, des Palestiniens, et qui ont peu de scrupules humanitaires lorsqu’il s’agit de s’en débarrasser. Mais Israël est un coupable idéal, non seulement dans nos banlieues, mais en Europe en général. Nous le chargeons de toute notre mauvaise conscience d’anciens colonisateurs. Une poignée de Juifs qui transforme un désert en pays prospère et démocratique, au milieu d’un océan de dictatures arabes sanglantes, de misère, d’islamisme et de corruption, voilà un scandale. Il faut donc bien que cela soit intrinsèquement coupable, sinon où serait la justice ? L’injustice est avant tout israélienne. Ce n’est même pas un fait, c’est une métaphysique.

Cent chrétiens lynchés au Pakistan valent moins, médiatiquement parlant, qu’un mort palestinien. Pourquoi l’injustice commise envers les Palestiniens reçoit-elle vingt fois plus d’écho que celle faite aux Tibétains, aux Tamouls, aux chrétiens du Soudan, aux Indiens du Guatemala, aux Touaregs du Niger, aux Noirs de Mauritanie ? Y a-t-il plus de gens concernés, plus de sang versé, une culture plus menacée dans son existence ? En fait, ce serait plutôt l’inverse. Que la Papouasie soit envahie par des colons musulmans qui massacrent les Papous et trouvent, en plus, inacceptable de voir les rescapés manger du cochon, voilà qui ne risque pas de remporter un franc succès à Mantes la Jolie. Que des sales Nègres, considérés et nommés comme tels, soient exterminés par des milices arabes au Darfour, les femmes enceintes éventrées, les bébés massacrés, voilà qui ne soulève pas la colère des jeunes des cités. Et c’est dommage : si l’on accorde des circonstances atténuantes à un jeune Français d’origine maghrébine qui s’en prend à un Juif à cause de la Palestine, alors il serait tout aussi logique de trouver excellent que tous les Maliens, Sénégalais ou Ivoiriens d’origine s’en prennent aux Algériens et aux Tunisiens. Voilà qui mettrait vraiment de l’ambiance dans nos banlieues. Le racisme franchement assumé des Saoudiens ou des Emiratis envers les Noirs, les Indiens ou les Philippins, traités comme des esclaves, ne soulève pas la vindicte de la tribu Ka, ni des Noirs de France. La responsabilité directe des Africains dans la traite des Noirs n’induit pas des pogroms de guinéens par les Antillais. Pourquoi seulement Israël ? A moins que la haine d’Israël ne soit que le paravent du bon vieil antisémitisme ; mais non, cela n’est pas possible, bien entendu.

Israël, 20.000 km2, 7 millions d’habitants, dont 5 millions de Juifs, est responsable du malheur des Arabes, de tous les Arabes, qu’ils soient égyptiens, saoudiens ou français. Israël est l’Injustice même. En le rayant de la face du globe, en massacrant les Juifs, on effacerait l’injustice. C’est bon, de se sentir animé par une juste colère. C’est bon, d’éprouver la joie de frapper et de persécuter pour une juste cause. Voilà pourquoi il ne faut pas dire aux « jeunes des cités » que les deux millions d’Arabes israéliens ont le droit de vote, élisent leurs députés librement. Ne leur dites pas qu’Israël soutient financièrement la Palestine. Ne leur dites pas que des milliers de Palestiniens vont se faire soigner dans les hôpitaux israéliens. Ne leur dites pas que l’université hébraïque de Jérusalem est pleine de jeunes musulmanes voilées. Ne leur demandez pas où sont passés les milliers de Juifs d’Alexandrie. Il en reste trente aujourd’hui. Ne leur demandez ce qu’il est advenu de tous les Juifs des pays arabes. Ne leur demandez pas s’ils ont le droit au retour, eux aussi. Ne leur demandez pas quelle est la société la plus « métissée », Israël ou la Syrie. Ne leur dites pas que, s’il y a de nombreux pro-palestiniens en Israël, on attend toujours de voir les pro-israéliens dans les pays arabes. Ne leur dites pas que le négationnisme ou l’admiration pour Hitler ne sont pas rares dans les pays arabes ; que, lorsqu’il s’est agi d’illustrer les différentes cultures par leurs grands textes, la bibliothèque d’Alexandrie a choisi d’exposer, pour le judaïsme, le Protocole des Sages de Sion ; que ce faux antisémite est largement diffusé dans les pays arabes. Ne leur dites pas que, du point de vue des libertés, de la démocratie et des droits de l’homme, non seulement il vaut mille fois mieux être arabe en Israël que juif dans un pays arabe, mais sans doute même vaut-il mieux être arabe en Israël qu’arabe dans un pays arabe. Ne leur dites pas qu’Alain Soral, du Front national, qu’ils détestent tant, est allé manifester son soutien au Hezbollah, qu’ils admirent si fort.

Si on leur enlève la méchanceté d’Israël, que deviendront ceux d’entre eux qui s’en prennent aux feujs, sinon des brutes incultes, bêtement, traditionnellement antisémites ? Il ne faut pas désespérer Montfermeil.

Mais après tout, on peut tout de même essayer de leur dire tout cela sans trop de risque. Ils traiteront l’informateur de menteur, d’agent du Mossad, de représentant du lobby sioniste ou de raciste. Ils auront raison. Pourquoi se défaire de la commode figure du Croquemitaine responsable de toute la misère du monde ? Elle évite de s’interroger sur ses propres insuffisances.

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Pierre Jourde est romancier ("Paradis noir" sortira chez Gallimard en février), essayiste ("Littérature monstre" vient de paraître) critique littéraire ("La littérature sans estomac") et professeur à l'université de Grenoble III, du moins tant que quelque chose comme l'université existe encore, ça ne devrait pas durer.

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