Non je ne suis pas (quel dommage !) Ingrid Riocreux. Je ne suis pas grammairienne, professeur, ou Maîtresse Capello (grrr), mais, mais, mais quelqu’un qui a dû fréquenter l’école avant son effondrement, particulièrement pour ce qui concerne l’enseignement du français, et qui conçoit donc nostalgie et amertume à la lecture des différents messages de sa vie professionnelle.
50 mots pour tout dire (et donc ne rien dire du tout)
J’ai en effet la méchante impression que notre vie professionnelle se résume à l’emploi d’une cinquantaine de mots, que l’on entend et lit cent fois par jour. Ces mots me fatiguent. S’ils ont eu un sens à un moment, ils sont utilisés aujourd’hui comme simple comburant des conversations. Ils sont devenus un signe de reconnaissance entre gens qui n’ont plus le goût de la précision du langage. Ils permettent, grâce à la paresse qu’ils induisent de limiter la pensée à quelques stéréotypes. Quel ennui !
« Big data », « blockchain », « Cloud », « bitcoin », « hash » qui confèrent à ceux qui les utilisent une touche scientifique résolument moderne, même si je suis prête à prendre les paris que moins d’1% d’entre eux savent précisément de quoi ils parlent. Leur usage est néanmoins toujours un plus. En mode pernicieux vous pourrez entendre « Hé tu sais quoi ? Non ? Mon frère dit qu’on est hyper en retard sur le big data… Non ? Si je te jure, il me l’a dit. Je vais en parler. » Moyen habile de jeter le discrédit sur quelqu’un ou une organisation en ne sachant même pas qualifier précisément le sujet…
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Si d’aventure quelqu’un comprend ce que signifie être en retard sur le « big data », dans un département où, au mieux, on utilise des données par paquet de cent, je suis preneur. Mais c’est l’époque qui veut ça.
Viennent ensuite les mots de l’à peu près. Dans certains cas, personne, ou presque, parmi ceux qui les utilisent, ne sait avec précision ce qu’ils signifient, mais Dieu qu’il est bon de les utiliser à tort et à travers. Tellement pro ! De fait, s’ils sont substantifs, ils peuvent être transformés en qualificatifs, et faciliter la création de discours hautement « tendances », mais pas toujours compréhensibles. Oui, je sais que vous trouverez beaucoup de mauvaise foi dans ce qui suit. Mais qui pourra dire que j’ai complètement tort ?
Innovation
C’est le terme qui permet de faire passer une vieille mobylette orange pour un vaisseau spatial. Il suffit juste d’employer le terme, ou d’apposer un autocollant « innovation (de la semaine, de l’année…) », et hop, la citrouille devient princesse ! Nous voilà au firmament de la modernité ! Attention, ne pas utiliser ce terme une centaine de fois par jour relève de la qualification pénale. Par extension, « directeur de l’innovation » est le gars dont le métier est d’innover, pour innover, en fait. Comme le célèbre HAI (homme à idées) de Gotlib…
Résilience
Comportement servile de renoncement à tout, pour conserver vaille que vaille son emploi. Il est vrai que de dire « grâce à leur comportement servile, on n’a pas entendu un bruit pendant le plan social » est un peu moins glamour que de parler de résilience, par ailleurs assez « occultante », comme des rideaux…
Disruption
C’est le phénomène qui permet de justifier une décision inique, par exemple, en adoptant une démarche visant délibérément à rompre avec les pratiques habituelles, comme les bonnes mœurs ou les humanités. On pourrait dire, par exemple, que Boby Lapointe dans Max et les ferrailleurs, avec son fusil mitrailleur opérait une forme de disruption au sein du groupe auquel il appartenait. Le terme habille assez bien les dingueries en tout genre, finalement.
Pragmatisme
Terme apaisant. Quand vous voulez faire passer une décision disruptive, rassurez le peuple en assurant que tout a été fait de façon pragmatique. Pragmatique est le mot que les plus habiles traduisent par pratico-pratique, parce qu’ils savent qu’ils s’adressent (ou pensent s’adresser) à des demeurés, et que cette forme verbale leur parlera plus. En substance, pragmatique rassure : ne vous inquiétez pas bonnes gens, même vous, vous allez comprendre ce qu’on vous a mitonné : rien de compliqué à appréhender ! Ça c’est le pragmatisme. En prime, la sonorité du terme claque comme un bonbon scientifique dans la bouche de celui qui le prononce précieusement, ayant l’impression de parler de stochastique.
Outil (ou consultant)
Solution miracle, potentiellement technique, aux contours mal définis, pouvant s’appuyer le cas échéant sur du « big data », et qui permettrait, dans l’esprit de celui qui ne veut pas travailler, de réaliser automatiquement ce pour quoi il est payé ! Exemple 1 : il faut que je me trouve un outil pour appliquer cette nouvelle obligation. Exemple 2 : pénibles ces salariés. Si j’avais un outil (un marteau ?), je pourrais régler tous mes problèmes avec eux. Exemple populaire : l’ascenseur social qui permet sur le seul appui d’un bouton, sans effort donc – principale vertu du terme – de parvenir au sommet de l’échelle sociale.
Benchmark
Solution miracle d’aide à la décision. Parce que je ne sais pas prendre une décision, ou parce que je n’ai aucune idée sur la façon de traiter un problème, alors je réalise un « benchmark ». Terme anglo-saxon, que l’on pourrait simplement traduire par « comparaison » (beaucoup moins chic), et qui consiste à aller voir ce que font les autres, pour savoir ce que l’on va faire soi-même. On ne réfléchit donc plus à une question posée. Si on fait ce que font les autres, on n’aura pas tort. C’est beau, non ? Mais un peu triste aussi.
Mode projet
Expression très prisée pour indiquer qu’on travaille sur un sujet, quel qu’il soit, sous contrainte temporelle et surtout budgétaire. Par extension, le mode projet permet de s’affranchir de toutes les règles existantes ou même de la plus élémentaire des politesses. Exemple : ta gueule, je bosse en mode projet.
Constructif
Adjectif politiquement acceptable, récemment substantivé en politique. On entend par constructif, mais on pourrait également utiliser « positif », tout comportement ou discours abondant dans le sens communément, politiquement ou sociétalement acceptable. En fait la notion de construction importe peu dans son utilisation. Exemple : « je trouve votre idée vraiment sotte », n’est pas constructif. Et on peut aisément comprendre pourquoi : le propos ne mène pas à la construction (quoi que). En revanche, « chef, votre idée, elle est vraiment sublime », n’a rien à voir avec une quelconque construction, mais nombre vous diront que ce type de discours est constructif. Et on comprendra difficilement pourquoi. La vie est mal faite.
Projet (tout court)
Notion abstraite qui ne correspond à rien, sorte de coffre de chambre d’enfant, dans lequel on place sans savoir quoi, ses espoirs, ses rêves, son avenir. Exemple: « – Moi, je ne suis pas content, j’aurais besoin de me construire autour d’un projet. – D’accord, c’est quoi un projet pour toi ? – Je ne saurais pas dire ce que c’est, mais je sens que j’en ai besoin » (échange authentique). C’est l’eldorado des pauvres en vocabulaire, ou en affirmation de soi.
Elitisme, sélection
Mots cochons, qu’il faut avoir en tête pour pouvoir jeter le discrédit, sans autre forme de procès, sur celui qui en est soupçonné, ou qui les revendique. Excessivement pratique. Exemple : T’as vu Dugenou ? Pas constructif et élitiste. Faut s’en débarrasser, non ? Le pauvre Dugenou, risque gros d’être qualifié de la sorte : mise à pied, licenciement, rappel à la loi… Et pourtant, Dugenou réclamait seulement que le triphasé à son étage soit installé par un électricien qualifié, et pas par le sociologue de l’entreprise.
Gérer (existe aussi sous la forme « djaireuh »)
Mot magique, universel, multi usage. A rapprocher du « to get » américain, tout autant dévoyé. Sert à tout, et confère à celui qui l’utilise la qualité de cadre, de « manager » ou plus généralement d’homme d’affaires. Initialement on gérait un patrimoine, ou un portefeuille d’actions. Aujourd’hui on gère tout. Les enfants, les crises, son corps, son équipe. C’est un moyen simple de se valoriser, par son seul usage, pour les tâches les plus insignifiantes de la vie quotidienne. C’est un moyen également de s’écorcher les tympans : « Wouaouh, j’ai trop bien géré sur ce coup-là ! », pourra-t-ont entendre de l’ado venant de conquérir un cœur…
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Ce qui est désolant dans tout cela, c’est que la langue française me semble subtile et riche à la fois, et que les plus éduqués s’évertuent à fonctionner sur ces quelques mots, pas très précis, parfois assis sur des théories fumeuses (essayez donc « l’assertivité », que je n’ai délibérément pas abordée, trop complexe, ou décemment inexplicable je ne sais pas), et qui plongent aussi bien ceux qui les émettent que ceux qui les reçoivent, dans une facilité destructrice de sens, et de valeurs (au pluriel).
Cachés derrière ces écrans de fumée, on verse dans l’à peu près, le binaire et la satisfaction idiote, par refus de qualifier précisément les choses et de se contenter d’approximations paresseuses, mais tellement confortables.
Et alors me direz-vous ? Eh bien, appliquons ce principe d’à peu près et de n’importe quoi à une question simplement arithmétique pour ne pas dire scientifique et admettons que 3 c’est un peu 5 ou 7, ou 2. Ou qu’une courbe, c’est un peu comme une droite. A ce rythme, mon vaisseau spatial innovant aura une sale gueule. Quant à le faire voler…
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