Relire, ce n’est pas lire deux fois. À chaque âge on lit autre chose dans les mêmes livres. J’ai détesté la Recherche du temps perdu à 16 ans, ça m’a vaguement intéressé à 25, j’ai trouvé ça passionnant à 40, et aujourd’hui, je constate qu’au XXème siècle, comme disait Céline, « il n’y a que Proust et moi ».
Mais comme on ne peut pas passer sa vie chez Swann ni chez Bardamu, je lis et je relis aussi des polars. Par exemple tout Chandler, réédité enfin en version complète (en Quarto, chez Gallimard). Et la semaine dernière, Jim Thomson. 1275 âmes.
J’avais oublié la préface de Marcel Duhamel — le fondateur de la Série Noire et le traducteur de tant de chefs d’œuvres, dont celui-ci. « Jim Thomson n’est pas un auteur drôle, explique-t-il. Habituellement ce qu’il écrit est nettement couleur d’encre. Cette fois, il a choisi le noir absolu, couleur de néant. C’est proprement insupportable, inacceptable presque. Mais le paquet est si habilement présenté… »
La tentation à portée de main des imbéciles
Du coup, j’ai fouillé dans ma vidéothèque personnelle et un matin, tout en soulevant de la fonte pour entretenir le corps exceptionnel (la tête d’Adonis sur le buste d’Hercule) que m’a donné ma mère, je me suis repassé le film splendide que Tavernier a tiré de ce petit bijou d’anthracite.
Coup de torchon transpose en Afrique Occidentale française une action que Thomson situait dans l’Amérique sudiste. Philippe Noiret (c’est drôle de voir un acteur toujours si bien habillé, dans la vie civile, vêtu ici d’un tee-shirt troué d’un rose écœurant, d’un pantalon informe et d’un chapeau de brousse) est le policier en chef d’une bourgade comme la France en a bâti des centaines — voir le Voyage au bout de la nuit et le Voyage au Congo : Céline et Gide ne laissent aucune illusion coloniale intacte.
Et Lucien Cordier — c’est son nom — se prend doucement pour Dieu : il met la tentation à portée de main des imbéciles, qui se ruent sur leur damnation. Bref, l’œuvre de Dieu, la part du Diable. On sent que Tavernier et Aurenche, son co-scénariste, ont beaucoup lu — Conrad, entre autres, Au cœur des ténèbres. Cordier, c’est Kurtz à Clochemerle — mais un Clochemerle africain, avec maquereaux spécialisés dans les « faux-poids », 25 centimes la gâterie, 40 centimes la totale, flics immondes qui cultivent leur racisme sur une mare d’anisette, colons répugnants, épouses hystérisées par la chaleur et la solitude, et Noirs serviles à force d’être esclaves.
Senghor connaissait sa grammaire
Une gentille institutrice, qui a prêté à Cordier un roman de Saint-Ex, lui reproche de se forcer à passer pour un illettré — « parce que vous n’en êtes pas un », lui dit-elle. Et alors là, ce digne délégué du Deus Irae la regarde et lui explique — entendez, s’il vous plaît, la voix chaude et lasse de Noiret :
« La grammaire, c’est comme le reste, ça rouille si on s’en sert pas. Et comme j’ai pas beaucoup de demande pour ça, en Afrique… Et le Bien et le Mal, c’est pareil. Où est le Bien, où est le Mal ? On n’en sait rien ? Ça sert pas beaucoup, par ici… Alors, ça rouille aussi… »
Je ne dis pas que les administrateurs coloniaux formés à l’école de la IIIème République n’avaient pas du Bien et du Mal une vision déformée par leurs intérêts, leurs passions ou leur alcoolisme. On n’envoyait pas dans les bleds reculés de Casamance ou d’Oubangui-Chari la fine fleur de l’administration française. Mais les instituteurs mutés dans ces avant-postes de la civilisation occidentale chère à Jules Ferry ne faisaient guère de différence entre enfants de colons et petits Noirs : ils leur apprenaient impitoyablement les beautés de la grammaire française, parce qu’ils savaient que c’était le meilleur moyen d’instaurer un ordre et une morale. Après tout, Senghor ou Hampaté Ba sont sortis de ce moule pédagogique. Et s’ils s’en sont sortis, s’ils ont pu par la suite écrire des discours sur le colonialisme et se réapproprier des pans entiers d’une culture africaine dont on avait cru les séparer, c’est parce qu’on leur a appris, férule en main, les règles. Les règles qui ont permis à Senghor de passer l’agrégation de grammaire, et qu’il a fait enseigner, sans rien y changer, aux petits Sénégalais quand il a été président.
Mais, paraît-il, le pédagogisme pointe ces temps-ci le bout de son nez sous les Tropiques… Rien n’aura décidément été épargné à l’Afrique.
Les fautes, c’est démocratique
Il n’y a pas de hasard. L’Afrique, désormais, c’est ici. La plupart des élèves ne passeront jamais l’agrégation de grammaire — de toute façon, grâce à Sainte-Najat, ils ne peuvent plus faire de latin et de grec. Et on ne leur a pas même appris les rudiments grammaticaux de leur propre langue, parce que la langue est fasciste, n’est-ce pas : surtout, ne pas brider leur créativité ! J’ai passé quelques heures intéressantes à monter un PowerPoint à l’intention de mes hypokhâgneux, où sont commentées leurs fautes, et où sont expliquées les règles. À 18 ans ! Que leur a-t-on fait faire jusque là, pour qu’ils écrivent:
Et je n’ai même plus le temps de les faire travailler sur une vraie grammaire — par exemple celle de Cécile Revéret…
Quant à leurs petits frères ou petites sœurs encore au collège, la cause est entendue.
L’insurrection n’est possible qu’après avoir appris les règles
« Bon travail », « C’est bien » ou « Peut mieux faire » : la vraie pédagogie s’exprime en termes de morale. Le référent de ce « Bien » ou de ce « Mieux » est l’ordre — le Cosmos vaut toujours mieux que le Chaos originel. La mise en ordre. La règle. La contrainte. Et la répétition, pour éviter que ça ne « rouille ». Il faut être sacrément crétin pour ignorer que « discipline », c’est à la fois la matière enseignée, l’ordre qui règne dans la classe — et le fouet pour le faire régner. Le commentaire du Maître, tout comme la note, c’est le coup (métaphorique, hé !) de discipline sur l’esprit encore désordonné.
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Pas pour en faire des béni-oui-oui ! L’insurrection n’est possible qu’après avoir appris les règles. Il y a le désordre originel, puis l’ordre imposé — et enfin la révolte créatrice. Si on en reste au désordre, on n’arrive qu’à la servilité, parce qu’on ne donne pas les outils de la révolution. Croyez-vous que Marx, Lénine ou Mao aient ignoré les règles ?
Qui ne voit que la créativité réelle se nourrit de contraintes — tout comme le plus beau cinéma américain s’est nourri du Code Hays ? Et qu’en dehors des règles, ce n’est pas créativité, c’est…
>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<
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