Si toutes les crises ont des vertus, celle des subprimes de 2008 a eu le mérite de mettre au jour certaines zones de vulnérabilité du système économique mondial, au rang desquelles les liens d’interdépendances forts qui liaient les principales institutions financières publiques et privées. Or, de la nature même de ces intrications complexes dépend en grande partie la confiance sur laquelle repose l’ensemble dudit système. C’est sur la base de ce constat de carence qu’un dénommé Satoshi Nakamoto (il s’agit d’un pseudonyme qui n’a pas été trahi jusque-là) décida de créer une monnaie dont les flux seraient transparents, la gestion décentralisée et les règles de fonctionnement exclusivement algorithmiques. Le Bitcoin était né.
82 millions d’euros la pizza
L’une des premières transactions réalisée avec cette devise fut l’achat de deux pizzas, en 2010, par un développeur floridien pour la modique somme de 10000 bitcoins, soit plus de 82 millions d’euros par pizza au cours actuel (base de conversion 1 Ƀ = 16500 €) ! Les médias, les opérateurs de marchés, les régulateurs et le grand public ont rapidement pris la mesure de la révolution qui s’est opérée, propulsant la valeur de la cryptodevise à des sommets impensables il y a quelques années encore.
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Bien qu’il soit difficile de n’y déceler les traces d’un engouement spéculatif, tant la volatilité des cours est grande et les comportements opportunistes de beaucoup d’investisseurs évidents, il convient d’accorder aux événements toute l’attention qu’ils méritent. Mais ce qui se joue dépasse largement le cadre les fluctuations de quelques devises numériques, aussi exposées soient-elles. C’est dans le modèle de blockchain (« chaîne de blocs »), dont le Bitcoin n’est qu’un épiphénomène, que sourd un changement de paradigme fondamental touchant à ce qu’il y a de plus humain dans la science économique : les modalités de l’échange elles-mêmes.
Des conditions de l’e-change
Plus précisément, c’est du transfert de propriété qu’il s’agit. Jusqu’à l’avènement de la blockchain, deux possibilités s’offraient à quiconque désirait échanger un contenu numérique via Internet : opérer via un tiers de confiance garantissant une cession effective de propriété (banques pour les transferts monétaires, plateformes de vente en ligne pour l’acquisition de produits culturels dématérialisés, etc.), ou procéder de « pair à pair » (peer-to-peer – courriels, protocoles ftp, etc.) avec partage du contenu. Dans ce dernier cas, la propriété n’est pas cédée, l’information est simplement dupliquée et échangée, comme dans le cas trivial d’une pièce jointe envoyée par messagerie électronique.
Ce que permet la technologie blockchain, c’est de réaliser un transfert réel de propriété de quelque valeur numérique que ce soit, sans intermédiaire, et en garantissant simultanément l’anonymat des parties et la totale transparence de leurs transactions. Concrètement, il faut imaginer l’infrastructure blockchain comme un immense registre électronique public détenu et maintenu par l’ensemble des acteurs du réseau. Chaque transaction y est inscrite, spécifiant son expéditeur et son récipiendaire (tous deux anonymisés), sa quantité et sa valeur cédée ; cette information dûment horodatée est consignée auprès de tous les participants, sur chacune de leurs machines. Lorsqu’un certain volume de transactions est atteint, un « bloc » de données est créé et certifié cryptographiquement afin de garantir sa pérennité, comme on apposerait un sceau d’authenticité au bas de chaque page d’un registre physique.
La blockchain, une nouvelle donne
Les applications de la blockchain sont multiples, dans la mesure où il est envisageable d’attacher à une signature électronique non seulement des actifs dématérialisés (titres de dettes, devises, œuvres artistiques musicales…), mais également des biens tangibles. C’est ainsi par exemple que le projet « Bitland », initié au Ghana, vise à inscrire les milliers de parcelles de terrain du pays dans un registre numérique ouvert et rendu infalsifiable grâce à la technologie blockchain, luttant ipso facto contre l’absence ou les manipulations frauduleuses de cadastre dont souffrent plusieurs pays du continent africain.
L’industrie financière n’est pas en reste. Le consortium de banques USC (Utility Settlement Coin) œuvre pour sa part à la mise en place d’une unité de devise privée, garantie par chacun de ses membres, qui en conserveraient l’usage exclusif et qui leur permettrait de se passer d’intermédiaires (de type chambres de compensations) dans le cadre de leurs transactions interbancaires. Récemment, c’est une importante bourse australienne (l’Australian Security Exchange) qui a annoncé engager une transition de ses opérations de titres vers une architecture blockchain. Les exemples abondent et témoignent des potentialités de cette technologie émergente.
La ruée vers l’e-or
En décembre 2017, la France est devenue le premier pays européen à se doter d’un cadre législatif de manière à traiter de cette évolution, via l’ordonnance DEEP (Dispositif d’Enregistrement électronique partagé). Pendant ce temps les cours des principales cryptodevises affichent des performances indécentes, les projets de développement les moins aboutis trouvent aisément des financements et d’aucuns profitent allègrement des aubaines spéculatives que cette frénésie naissante génère.
Il y a quelques jours la PME américaine cotée Long Island Tea Corp, dont l’activité historique est la commercialisation de thés glacés prêt-à-boire a vu son cours de bourse presque multiplié par trois en l’espace d’une séance sur la simple annonce de son changement de nom en Long Blockchain Corp et son intention d’« explorer les opportunités offertes par la blockchain ». Lors de la bulle internet de la fin des années 1990, de nombreuses entreprises virent leurs capitalisations boursières bondir au simple dévoilement d’un opportuniste changement de nom : un suffixe « .com », « .net » ou « -online » suffisant alors à attirer l’attention des investisseurs. En l’espèce, il faut croire que le panurgisme est toujours un humanisme.
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