Accueil Édition Abonné Charlie, Tex & cie: le vivre-ensemble contre le rire-ensemble

Charlie, Tex & cie: le vivre-ensemble contre le rire-ensemble


Charlie, Tex & cie: le vivre-ensemble contre le rire-ensemble
Elisabeth Lévy. Photo: Hannah Assouline

Que Tex me pardonne, je ne connaissais pas vraiment son existence et encore moins son œuvre d’humoriste et d’animateur de jeu télévisé, jusqu’au jour de décembre où, après dix-sept ans de déconnage appointé, il a été viré de France 2 pour une blague qu’il est désormais obligatoire de décréter mauvaise et qui, pour ma part, m’a fait marrer comme elle a fait marrer beaucoup de gens autour de moi. Une histoire de fille qui a deux yeux au beurre noir parce qu’on lui a déjà expliqué deux fois. J’ai fait un petit sondage autour de moi : tous les gens qui ont ri, le plus souvent en hoquetant un truc comme « oh, c’est horrible ! », sont résolument hostiles à toute forme de violence, conjugale ou pas. De même peut-on supposer que Vuillemin, qui a osé en une de Charlie Hebdo un père Noël qui se prend le traîneau dans un passage à niveau, ne voulait pas signifier qu’il approuvait les accidents d’autocar, mais produire cette petite secousse cathartique qui aide la communauté endeuillée à se relever.

Vie et mort du second degré

Dans l’effroyable monde d’avant, on n’avait pas besoin d’expliquer tout cela. Les enfants issus de l’école à l’ancienne comprenaient le second degré. Ils savaient que Montesquieu ne défendait pas « l’esclavage des nègres », mais qu’il pratiquait l’antiphrase pour le dénoncer[tooltips content=’« De l’esclavage des nègres », L’Esprit des Lois, livre 15.’]1[/tooltips]. On avait l’air d’approuver les tabasseurs (ou les nazis, ou les pogromistes, ou les racistes, ou les antiracistes ou les féministes grincheuses) et pffuit, par l’effet merveilleux du second degré, c’était le contraire, on s’en payait une bonne tranche à leurs dépens.

À l’évidence, cette époque est révolue. Le rire-ensemble, singulièrement français de Rabelais à Muray en passant par Molière, a disparu. Or, chacun peut éprouver dans sa vie personnelle à quel point la faculté de rire des mêmes choses, avec ce que cela recèle de connivence implicite, de communauté immatérielle, de demi-mots partagés, conditionne la densité des relations humaines. Avec le second degré, l’ellipse, le silence éloquent et même la métaphore sont expulsés du langage commun : il faut tout de même une inculture crasse pour accuser la malheureuse Miss France de racisme parce que, sommée de s’expliquer sur sa roussitude, elle a utilisé, au sujet de la chevelure de l’une de ses devancières, l’expression « crinière de lionne ». À ce train, il sera bientôt compliqué d’enseigner les Fables de la Fontaine. Le 21 décembre, un conseiller de l’Élysée à qui j’avais demandé par message écrit si on tirerait 40 coups de canon pour l’anniversaire du président m’a répondu, par la même voie : « Non, on va pendre 40 opposants ». Si ça se trouve, en diffusant ce SMS, j’aurais pu provoquer une crise de régime. Pour le coup, on aurait rigolé.

L’humour passe nécessairement par la suspension des bonnes manières

Bien sûr, cette passion du contrôle et de l’exclusion ne s’en prend pas exclusivement à l’humour, au contraire, elle s’étend à tout le champ de la parole publique. Chaque jour, un ou plusieurs délinquants sont cloués au pilori numérique pour une phrase vaguement transgressive, voire une banalité que personne n’a comprise.

Par ailleurs, la rétraction du domaine de l’humour n’a certes pas commencé avec le limogeage de Tex. Les humoristes auraient dû être notre dernier rempart contre le politiquement correct, ils en ont été les serviteurs les plus zélés[tooltips content=’Aux États-Unis, certains l’ont été, l’affaire Weinstein a eu raison d’eux.’]2[/tooltips].

Les humoristes, certes, ne sont pas propriétaires de l’humour. Mais désormais, alors que toutes les communautés ronchonnes et tatillonnes de France et de Navarre exigent d’être protégées contre le rire, ce sont les blagues du coin de la rue qui devront être homologuées, pasteurisées et neutralisées. Interdit de déconner sur les juifs, les Noirs ou les Arabes, et encore moins sur les femmes, désormais plus protégées contre le déconnage que n’importe quelle minorité opprimée – cette immunité est la pire insulte qu’on puisse faire au beau sexe. En somme, il n’est plus permis de se moquer que des réacs et des électeurs du Front national, ce qui finit par lasser. Sauf à s’esclaffer des histoires de Toto, il est presque impossible de faire rire sans choquer, froisser, blesser ou inquiéter qui que ce soit. L’humour passe nécessairement par la suspension des bonnes manières.

Si cette nouvelle offensive contre le droit sacré de déconner est particulièrement inquiétante, c’est parce que, contrairement aux apparences, elle ne vient pas d’en haut, mais du cloaque numérique. Marlène Schiappa n’a certes pas appelé elle-même au renvoi de Tex, elle s’est contentée de le balancer au CSA et de remercier les internautes pour leurs « signalements », équivalent contemporain de la lettre de dénonciation. En 2017, le gendarme de l’audiovisuel (qui vient d’infliger à NRJ une amende d’un million d’euros pour canular grossophobe) se réjouit d’en avoir reçu 88 000, soit une hausse de 120 % par rapport à 2016. Il paraît qu’Olivier Schrameck, patron de cette merveilleuse autorité administrative indépendante, se fait fort d’avoir la peau d’Éric Zemmour avant la fin de son mandat. À bien y réfléchir, il fera un excellent ministre de l’Humour et du bon goût.

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Janvier 2018 - #53

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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