L’histoire de la pop music ne manque pas d’exemples de musiciens que la plongée dans la drogue, l’alcool ou la folie a durablement écartés du processus créatif − quand elle ne les a pas tout simplement tués. L’histoire de Brian Wilson, le génie qui se cachait derrière les sourires niais et les chemises de surfeurs des Beach Boys, et de Smile, son album maudit, est rigoureusement inverse : c’est ici le processus créatif, sous les espèces d’un perfectionnisme se transformant peu à peu en névrose, qui va conduire le musicien à la folie − tout en donnant naissance à une des plus fascinantes Atlantide du rock.
Parler de délire créatif à propos des Beach Boys semblera délirant à beaucoup de lecteurs pour qui ce nom n’évoque que quelques chansons entraînantes et superficielles. C’est oublier que Brian Wilson, le compositeur du groupe, qui n’avait pas 20 ans à l’époque des premiers succès, vite lassé par les canons de la pop optimiste californienne, se mit en tête de rivaliser avec l’inventivité des Beatles. Début 1965, épuisé nerveusement par la production stakhanoviste qu’on lui impose, Brian décide de laisser le reste du groupe partir en tournée sans lui et de se consacrer entièrement au studio. Impressionné par le Rubber Soul des Beatles, c’est sans les autres Beach Boys, qui se contenteront d’y plaquer leurs harmonies vocales, qu’il enregistre sa riposte, Pet Sounds, un album sorti en mai 1966. Chef-d’œuvre de sophistication mélancolique, le disque connaît un succès critique doublé d’un échec commercial.[access capability= »lire_inedits »]
Cela ne décourage pas pour autant Wilson, qui élève encore d’un cran son ambition musicale. Il faut six semaines intenses pour enregistrer Good Vibrations (1966), comme on assemble patiemment les pièces éparses d’un puzzle. C’est un triomphe. Il décide alors de bâtir un album entier sur cette méthode de collage. Il s’enferme en studio pendant plus d’un an, réenregistrant à l’infini les mêmes fragments, tentant d’approcher par itérations successives la perfection limpide qu’il a en tête. Ambitionnant de composer rien de moins qu’une « symphonie adolescente à Dieu », il s’abandonne à une folie créative qui se transforme bientôt en folie tout court. Lorsque que, pour enregistrer Fire, il coiffe ses musiciens de casques de pompiers et allume un brasero dans un coin du studio, ou qu’il fait ensevelir son piano dans une dune de sable, on croit à l’une de ces excentricités dont la pop psychédélique est prodigue : mais entre drogue et tension nerveuse, en quête d’une impossible perfection, Brian Wilson est tout simplement en train de perdre la raison. Au printemps 1967, les bandes d’enregistrement sont définitivement remisées et Brian sombre pour longtemps dans une hébétude autiste.
Vite devenues légendaires, ces bandes commencent à circuler sous le manteau. Les autres Beach Boys, continuant leur route tant bien que mal sans l’aide de Brian, en livreront au compte-goutte des versions abâtardies dans leurs albums suivants. Ressuscité dans les années 1990, Brian enregistre en 2004 sa propre version de Smile. On ne retrouve pas, dans cette sympathique reconstitution de laboratoire, la magie évanescente du son de l’époque, ni la miraculeuse spontanéité qui réussissait, dans les versions originales, à survivre à la méticulosité démente de leur créateur. C’est ce qui fait tout le prix des Smile Sessions originelles que Capitol se décide enfin à mettre sur le marché.
Pour les fans absolus, un coffret de cinq CD, avec ses innombrables variations sur les mêmes couplets, restitue la névrose obsessionnelle de Brian Wilson durant cet enregistrement. Les autres en auront un aperçu à travers les extraits sélectionnés dans le coffret de 2 CD, dont le premier propose une version intégrale − et forcément approximative − de ce qu’aurait pu être le disque achevé. Soit un disque baroque, touffu, foisonnant et déroutant, qui n’atteint certes jamais l’étonnante cohérence éclatée de Good Vibrations, mais d’une écoute toujours passionnante.
On y bascule de la comptine enfantine à l’opéra de poche, des harmonies limpides aux mélodies les plus complexes, de la joie la plus exubérante à la mélancolie la plus noire. Surtout, on y entend des versions insurpassées de quelques-unes des plus belles chansons de son créateur, Wind Chimes, Wonderful ou Surf’s Up, d’une légèreté envoûtante, aérienne, où l’on voit que Brian Wilson s’est approché aussi près que possible de son rêve d’accoucher d’une musique immatérielle. Singulière revanche pour un musicien sous-estimé que de voir ces morceaux, qui faillirent le précipiter sans retour dans le gouffre, revenir en plein jour plus de quarante ans plus tard et contribuer enfin à lui donner sa vraie place, celle d’un des plus géniaux compositeurs du XXe siècle.
Smile, des Beach Boys, un CD Capitol, également disponible en coffrets de deux ou de cinq CD.[/access]
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