Une ritournelle surgit de temps à autre de ma mémoire de fan de Radio France (oui je sais, aujourd’hui, faut zapper les infos, c’est mauvais pour la santé !) : « Vingt-quatre heures sur vingt-quatre / La vie serait bien dure/ Si on n’avait pas le Pop-club / avec José Arthur ! ». Ce dernier, après une carrière radiophonique exceptionnellement longue, a rejoint le paradis des saltimbanques, et aujourd’hui c’est une péronnelle prétendument comique venue de Bruxelles qui squatte le créneau horaire laissé vacant sur France Inter par l’excellent José.
Duteurtre, le roi de la musique légère
Son véritable héritier, il faut aller le chercher le samedi, de 11h à 12h30 sur France Musique : l’émission s’appelle « Etonnez-moi, Benoît », un clin d’œil à la chanson écrite par Patrick Modiano, mise en musique et interprétée par Françoise Hardy. Son producteur se nomme Benoît Duteurtre, auquel je dédie ce pastiche du générique Pop-club : « Semaine après semaine / La vie serait trop blême / S’il nous manquait Benoît Duteurtre / et sa musique légère ! ». Avec un petit coucou à Claude Bolling, le compositeur, et au groupe vocal « Les Parisiennes », qui lancèrent cette ritournelle en 1965, toujours de ce monde aux dernières nouvelles. Si Benoît n’apprécie pas ce modeste présent de fin d’année, il pourra toujours le mettre en vente sur Le Bon Coin, je ne lui en tiendrais aucune rigueur.
Semaine après semaine, donc, seul, ou presque, sur nos ondes, Benoît Duteurtre se décarcasse pour maintenir vivant un répertoire, celui de l’opéra-bouffe, de l’opérette, des grands orchestres de bonne variété, bref de ce que l’on désigne comme musique légère (ne pas confondre avec la mauvaise musique, celle que Marcel Proust détestait sans pourtant la condamner…). Offenbach, bien sûr, mais aussi André Messager, Maurice Yvain, Ray Ventura, Roger Roger, Dranem, Maurice Chevalier et bien d’autres ont table ouverte chez Benoît, ainsi que les derniers témoins vivants d’une époque musicale qu’il est aujourd’hui de bon ton de disqualifier comme ringarde, et même de calomnier au prétexte (souvent faux !) que ses vedettes auraient été complices des nazis au cours des « heures les plus sombres de notre histoire ».
Passez le Nouvel An avec lui !
Pour ceux qui ne sont pas encore accros à la présence radiophonique et littéraire de Benoît Duteurtre, l’actualité de cette fin d’année peut leur fournir l’occasion de faire une rencontre qui pourrait réjouir leur âme pour 2018.
Cela commencerait par la retransmission (précédée de l’hymne de l’Eurovision, un must signé Hector Berlioz) du concert du nouvel an de la philharmonie de Vienne, dont Benoît Duteurtre assure maintenant chaque année la présentation, en direct, sur France 2. Le départ de ce tourbillon musical principalement voué aux œuvres de la famille Strauss (Johann père et surtout fils) magistralement interprété par l’orchestre viennois est donné le 1er Janvier à 11h10 du matin – une heure raisonnable pour les fêtards de la Saint-Sylvestre – dans les salons dorés du Musikverein de la capitale de l’Autriche, abondamment fleuris pour l’occasion, et devant un public de notables endimanchés et emperlousé à donf pour sa partie féminine. Avant le coup d’envoi, à la mi-temps et pendant les arrêts de jeu, l’excellent Benoît, tout en finesse érudite, sans railler le kitsch du décor et des intermèdes chorégraphiques, explique les subtilités d’une musique et d’une interprétation hors pair, à laquelle les meilleurs chefs d’orchestre du monde rêvent d’être conviés.
C’est en effet aux membres titulaires de la Philharmonie de Vienne de choisir leur dirigeant pour cette matinée de gala, et il ne viendrait à l’idée d’aucune grande star mondiale de la baguette de décliner cette invitation. Cette année, c’est Ricardo Mutti, une valeur sûre, qui succède à l’étonnant vénézuélien Gustavo Dudamel, venu l’an passé animer de sa fougue sud-américaine polkas et mazurkas made in Austria. La bonne musique mérite de grands serviteurs, quel que soit l’univers sonore dont ils sont issus : c’est ainsi que Seiji Ozawa reçut naguère l’accueil enthousiaste du public du Muzikverein, gardien exigeant du temple de la valse viennoise.
Lorsqu’auront retenti les dernières notes de la « Marche de Radetzky », qui clôture traditionnellement ce concert, il sera temps alors de connaître l’autre talent de Benoît Duteurtre, celui d’un romancier et essayiste qui applique à la littérature les principes qu’il défend pour la musique : il n’est pas interdit de chercher à distraire l’auditeur ou le lecteur pour prétendre à une place parmi les plus grands. Foin du « nouveau roman » ou de la musique contemporaine écorchant les oreilles, on peut agencer les notes ou les mots de manière à accoupler plaisir et culture.
Fernand Ochsé, l’honneur de Benoît Duteurtre
Le dernier ouvrage de Duteurtre, La Mort de Fernand Ochsé (Fayard) paru en ce mois de décembre 2017, est le récit de la vie d’un personnage oublié de la scène artistique et mondaine du Paris de la première moitié du XXe siècle. Fernand Ochsé (1879-1944) était le fils d’un riche négociant juif, immigré de Cologne en France sous le Second Empire (comme Jacques Offenbach quelques décennies plus tôt). N’ayant pas à se soucier de gagner sa pitance, Fernand Ochsé cultiva ses dons artistiques – musique, dessin, décoration – comme un dandy de la Belle Epoque : avec détachement et amateurisme affecté, plus soucieux de bien vivre le présent que de soigner sa gloire posthume. A une époque où les homosexuels ne prétendaient pas à « faire communauté », ni à s’exhiber dans quelque bacchanale nommée « gay pride », Fernand Ochsé fréquentait une bande dont on disait, avec une grande délicatesse, qu’en son sein « il y avait des amis qui étaient plus qu’amis », dont les plus célèbres aujourd’hui sont Marcel Proust et Reynaldo Hahn.
Ces dandys ne rechignaient pas au travail, pourvu qu’il leur apportât autant, sinon plus, de plaisir que l’oisiveté, et ne calfeutraient pas dans un ghetto prétendument gai, mais souvent lourdement sinistre, comme c’est le cas aujourd’hui. Mélodiste délicat, Ochsé mit en musique quelques poèmes de Paul Verlaine, fréquenta Arthur Honegger, Darius Milhaud, Maurice Ravel, Florent Schmitt. Nombre de ces musiciens ne dédaignaient pas d’apporter leur contribution à la musique dite légère, à collaborer avec Sacha Guitry au théâtre de boulevard, à composer des chansons pour Maurice Chevalier et Mistinguett. Ochsé conçut les décors et les costumes de plusieurs opérettes, dont Le diable à Paris de Maurice Lattès et Albert Willemetz, dont on ne peut résister à citer les paroles d’un air où Lucifer se plaint de son épouse Proserpine :
« Je n’ai plus sur le dos mon épouse, quel bonheur
Elle ne peut plus m’entendre, m’entendre, m’entendre,
Je vais donc pouvoir crier, sans peur
Les jolis mots tendres que j’ai sur le cœur :
Proserpine, Proserpine, vieille chipie, vieux hibou
Vieille ruine, vieille fouine, vieille toupie, vieux coucou
Proserpine, Proserpine, vieille noix, vieux merlan mou
Proserpine, Proserpine, je n’en peux plus d’être ton époux ! »
Ce couplet, qui vaudrait aujourd’hui un lynchage Facebook à son auteur, était interprété par Dranem, le « roi de la chanson idiote », qui était, comme il se doit, un homme de grande culture et intelligence.
Alors si tout cela est si gai, pourquoi le titre La mort de Fernand Ochsé, alors que la quasi-totalité de l’ouvrage nous parle de sa vie, qui fut loin d’être triste ?
Il n’avait pas échappé, en 1940, à quelques visiteurs en uniforme de la capitale de la France, que Fernand Ochsé n’avait pas la bonne carte généalogique. Il se réfugie à Cannes, en zone d’occupation italienne à partir de 1942 avec son épouse, la sculptrice Louise Mayer-Ochsé, veuve de son frère Julien avec laquelle il avait convolé pour la forme malgré son orientation sexuelle. Le 3 juillet 1944, ils sont arrêtés à la clinique Montmorency de Cannes par la Gestapo, transférés à Drancy et déportés à Auschwitz par l’un des derniers convois de la mort, le 31 juillet 1944, et tués dès leur arrivée. Personne n’avait pu sauver Ochsé de la mort physique administrée par les nazis, mais c’est l’honneur de Benoît Duteurtre de l’avoir sorti de l’oubli mémoriel auquel il était voué.
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